Critique Le jeune Ahmed de Luc et Jean-Pierre Dardenne

Publié le 23 mai, 2019 | par @avscci

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Le Jeune Ahmed de Luc et Jean-Pierre Dardenne

Ahmed est ce qu’on a coutume d’appeler un adolescent révolté. Tombé sous l’emprise d’un imam qui tient une épicerie de quartier, il en est arrivé à nourrir une conception extrême de la pratique religieuse qui ne s’avère compatible ni avec sa vie de famille ni avec sa pratique scolaire. Et alors même que son mentor l’exhorte d’éviter de passer des paroles aux actes sous prétexte qu’il vénère son cousin terroriste comme un martyr du Jihad, il ne semble plus réceptif à aucune parole extérieure et se laisse entraîner dans une spirale infernale…

Déjà doublement palmés, les DARDENNE reviennent à Cannes avec un film complexe et dérangeant qui s’empare d’un thème dans l’air du temps : les dérives de l’intégrisme et son emprise sur des esprits vulnérables. Pas question toutefois pour “les frères” de signer un film politique et de dénoncer quoi que ce soit. Chez eux, un coupable est souvent aussi une victime en proie à un cas de conscience. En se frottant une fois de plus à un phénomène de société très actuel, la montée de l’islamisme radical auquel la Belgique a payé un tribut particulièrement lourd, les réalisateurs s’attachent à l’itinéraire d’un gamin perdu que les adultes se sont montrés incapables à faire rester dans le rang et qu’ils échouent à détourner de l’objectif personnel qu’il s’est fixé. Plutôt que de montrer les méfaits de l’endoctrinement religieux sur des esprits fragiles, ils préfèrent s’attacher à une dérive solitaireComme Rosetta et tant de leurs personnages avant lui, Ahmed court à perdre haleine. Une façon pour lui de s’abstraire plus rapidement d’une société dans laquelle il refuse de s’intégrer et où tout “apostat” fait figure d’ennemi en puissance qu’il convient de punir. Fidèles à une méthode qui a maintes fois fait ses preuves par le passé, les Dardenne collent aux basques de leur personnage. Comme pour mieux nous donner à partager sa colère irrationnelle, laquelle n’est en fait que l’expression d’une détresse que personne n’est parvenu à endiguer : ni sa mère dépassée par les événements, ni ses frères et sœurs engagés dans une voie plus traditionnelle, ni cette éducatrice qui professe une pratique altruiste de la laïcité. Un espoir ténu renaît lorsqu’il est envoyé dans une ferme pour y travailler. Là, la fille de ses patrons laisse parler son cœur et il lui répond avec maladresse avant de se murer à nouveau à double tour. L’amour rédempteur n’est pas compatible avec un sujet aussi grave. Dès lors, Ahmed ne déviera plus de sa trajectoire désespérée. C’est cet absolutisme impressionnant que les Dardenne décortiquent sans jamais succomber à la moindre sentimentalité ni esquisser la plus petite complaisance. Face à la détermination de ce gamin en proie à sa folle obsession, ils s’attachent aux ravages dévastateur que produit sa force de caractère sur son entourage. Lui dont le visage fermé ne trahit aucun état d’âme parvient par l’indifférence qu’il affiche à prendre un ascendant psychologique sur ces adultes impuissants à percer la carapace dans laquelle il s’est cadenassé.

Il y a, dans cette description quasi entomologique d’un être qui se sent investi d’une mission sacrée, certains détails qui renvoient à un autre film, consacré quant à lui à la puissance terrassante de la foi : Mouchette de Robert Bresson. Ahmed lui aussi est décrit comme en proie à une obsession qui le dépasse. Une sorte d’idée fixe qui le protège des autres ou plutôt le rend insensible à leurs tentatives de le ramener à la raison. L’expression “fou de Dieu” convient d’ailleurs parfaitement à ce gamin de treize ans passé du côté obscur de la foi, chez qui l’intégrisme passe par une croisade désespérée. Comme chez tant de ces loups solitaires aveuglés par leur chimère meurtrière. Au point d’en devenir obsédé par la mission absurde qu’il s’est assignée : poignarder son enseignante pour la punir de sa trop grande tolérance vis à vis des préceptes supposés de l’Islam. Jusqu’à cette scène finale désespérée où c’est le crochet dérisoire qu’il a arraché pour commettre son crime qui lui permet d’appeler à l’aide. On atteint là en quelque sorte le comble de la misère.

La mise en scène n’est jamais ostentatoire. Les dialogues sont résolument simples voire ordinaires, mais en tout cas à aucun moment ils ne succombent à la tentation des mots d’auteur ou des sentences définitives. Une fois de plus, la méthode Dardenne atteint son but avec une redoutable efficacité, grâce à une direction d’acteurs exceptionnelle qui nourrit un propos dénué d’ambiguïté. Davantage que le prosélytisme, le film met en cause une accumulation de dysfonctionnements : mères célibataires confrontées à la vision dévalorisée de la femme qu’entretient la religion musulmane, système éducatif confronté à la montée du communautarisme, services sociaux impuissants à gérer une misère endémique. Il n’y a vraiment pas le moindre espoir dans Le jeune Ahmed. Et c’est d’ailleurs la seule façon pour les Dardenne d’observer ce personnage qu’aucun autre de leurs protagonistes « ne réussit à entrer en communication avec le noyau dur, mystérieux de ce garçon prêt à tuer ». Pas question pour eux de le juger, mais de montrer sa détermination à toute épreuve qui est à la fois l’apanage des fanatiques et des adolescents.

Jean-Philippe Guerand

Film franco-belge de Luc et Jean-Pierre Dardenne (2019), avec Idir Ben Addi, Olivier Bonnaud, Myriem Akheddiou. 1h24.




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