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Publié le 20 mai, 2014 | par @avscci

Critique Dans la cour de Pierre Salvadori

Les anti-héros sont fatigués

Pierre Salvadori est un auteur, un vrai. Pour lui, la substantifique moelle du cinéma se trouve dans l’écriture. Sans une histoire digne d’être racontée, l’hypothèse de réaliser un bon film n’est même pas envisageable pour cet artisan du langage qui n’apprécie rien tant que les personnages, de préférence saugrenus. Ceux de Dans la cour ont indéniablement un grain. Et s’il circonscrit son action dans un périmètre où l’intime frôle volontiers la promiscuité et où le temps semble avoir suspendu son vol, c’est comme pour mieux observer à travers la loupe de son objectif quelques-uns de ces aliénés ordinaires comme en sécrète la grande ville, hydre tentaculaire qui renvoie l’être humain à sa condition de personnage minuscule en le noyant dans une foule anonyme. 

PAR JEAN-PHILIPPE GUERAND 

Lui est un rockeur en rupture de Band qui a décidé d’accepter l’emploi le plus éloigné de sa nature qui soit, mais aussi l’un des rares à pouvoir passer entre les mailles du filet de la sacro-sainte expérience professionnelle, avec curriculum vitae long comme le bras et références attestées : gardien d’immeuble. À ce poste éminemment stratégique, ses principales qualités résident dans son détachement et sa compassion, deux valeurs en voie de disparition dans un monde sans pitié où l’on ne prend même plus la peine de regarder les hommes tomber autour de soi. En tant que telle, sa loge fournit à cet homme invisible aussi facétieux que le passe-muraille de Marcel Aymé un poste d’observation de choix, propriétaires et locataires le prenant pour exutoire de leurs moindres tracas domestiques. Dans cet immeuble refermé sur lui-même habitent notamment un trafiquant de vélos volés au petit pied, campé par un Pio Marmaï déjanté à souhait, et un couple de seniors qu’incarnent Féodor Atkine et Catherine Deneuve. Le jour où celle-ci remarque une fissure en haut de son mur, elle imagine que le pire est imminent et trouve chez son concierge (Gustave Kervern) cette oreille attentive dont elle a besoin pour apaiser son anxiété et que lui refuse son mari, lassé de la rassurer en entrant dans son jeu dangereux.

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Dans la cour est bien davantage qu’une simple comédie de moeurs : une étude de caractères sardonique qui plaide en faveur du droit à l’extravagance et s’en remet pour cela à une galerie de personnages pétris d’humanité. On retrouve là le Salvadori des débuts, celui de Cible émouvante (1993), des Apprentis (1995) et de …Comme elle respire (1998), dont les regrettés Marie Trintignant et Guillaume Depardieu furent naguère les interprètes idéaux. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le réalisateur s’est battu pour revenir à un budget nettement plus modeste que ceux de ses précédents opus. Gustave Kervern appartient lui aussi à cette famille, comme l’ont maintes fois prouvé les films qu’il a réalisés avec son compère Benoît Delépine. Incapable d’intégrer les codes d’une société de plus en plus complexe qui fabrique des exclus sans relâche, il trouve un véritable alter ego chez ce concierge dont la loge à l’aménagement minimaliste ressemble à une cellule monacale. Comme s’il n’était que de passage… Un ange passe… Ce personnage de gardien en voie de disparition qui demeure une spécificité parisienne mise en péril par les digicodes et la vidéo-surveillance renvoie en outre à quelques-unes des plus belles heures de notre patrimoine cinématographique, du Crime de Monsieur Lange de Jean Renoir au Hérisson de Mona Achache.

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Dans la cour orchestre la rencontre pittoresque et touchante de deux solitudes intérieures, celle de cet homme lassé par la gloire qui a décidé de se retirer du monde, au point d’en perdre tous ses repères spatio-temporels et de passer le jet d’eau au beau milieu de la nuit, et de cette jeune retraitée en proie à des angoisses irrationnelles qui jette tous ses fantasmes dans le creuset de cette oreille attentive. Un psychanalyste se régalerait à allonger sur son divan ces deux cas cliniques. Salvadori s’en charge à sa façon, toujours avec subtilité, sans jamais aller vers l’évidence. Pas question pour lui de noyer sa réflexion dans une quelconque idylle ou de parsemer sa comédie de mots d’auteur qui auraient risqué d’en atténuer la puissance. On admirera une fois de plus ici l’intelligence de Catherine Deneuve qui continue à surprendre et à dérouter à chaque film, tout simplement parce qu’elle refuse de succomber au confort de l’évidence et sait mieux que personne faire confiance au talent. Pierre Salvadori succède notamment dans son éblouissante filmographie à ces autres électrons libres que sont Christophe Honoré (Les Bien-aimés) et Emmanuelle Bercot (Elle s’en va). Elle ajoute avec ce personnage en proie à des angoisses kafkaïennes un nouveau grand rôle à son palmarès. Quant à Salvadori, il sait s’effacer devant ses interprètes, mais toujours avec élégance.  

JEAN-PHILIPPE GUERAND

Film français de Pierre Salvadori.
Scn. : Pierre Salavadori et David Léotard. Dir. Ph. : Gilles Henry. Mont. : Isabelle Devinck. Déc. : Boris Piot, Michel Barthélémy. Prod. : Philippe Martin.
Avec : Catherine Deneuve, Gustave Kervern, Féodor Atkine, Pio Marmaï, Micèle Moretti, Nicolas Bouchaud, Oleg Kupchik, Garance Clavel, Carole Franck.
Durée : 1h 37. Sortie France : 23 avril 2014.

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