Critique

Publié le 28 novembre, 2022 | par @avscci

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Aucun ours de Jafar Panahi

Un homme et une femme remontent une rue animée d’une bourgade de Turquie avant de s’attabler à une terrasse où viennent à s’arrêter des musiciens ambulants. Une tranche de vie presque comme les autres. Soudain le visage d’un homme surgi de nulle part envahit brusquement l’écran après avoir mis un terme à ce qui s’avère être la répétition d’une scène de film. La caméra recule pour nous faire découvrir l’écran d’ordinateur sur lequel s’est inscrite cette image et celui qui la scrute avec attention, Jafar Panahi. Installé clandestinement dans un village à proximité de la frontière turque, le réalisateur iranien tourne son nouveau film en transmettant ses consignes à son assistant occupé à diriger un couple sur le point de prendre le chemin de l’exil muni de faux passeports.

En quelques plans enchâssés les uns dans les autres, Aucun ours nous entraîne dans une mise en abyme vertigineuse qui donne un aperçu saisissant des multiples niveaux de lecture de ce film gigogne qui ne va dès lors cesser de passer d’un univers à l’autre dans un effet miroir saisissant. La réalité y tord par ailleurs le cou à la fiction, dans la mesure où Jafar Panahi est lui-même assigné à résidence, mais où il s’ingénie depuis des années à déjouer cette interdiction en continuant à tourner des longs métrages qui se retrouvent par la suite en sélection officielle dans les plus grands festivals internationaux, souvent même avec des récompenses prestigieuses à la clé. C’est ainsi qu’Aucun ours a obtenu le prix spécial du jury lors de la dernière Mostra de Venise. Le long métrage qu’il nous livre aujourd’hui est le cinquième depuis Ceci n’est pas un film, en 2011, à avoir été tourné dans la clandestinité par cet homme qui s’ingénie depuis plus d’une décennie à pratiquer son métier coûte que coûte en déjouant ses censeurs et à poursuivre sa carrière en dépit de tous les interdits qui le frappent. Certes, ces morceaux de bravoure lui ont valu deux Ours d’argent et un Ours d’Or à Berlin, ainsi qu’un Carrosse d’or et un prix du scénario à Cannes, mais c’est à ses compatriotes qu’il rêve de pouvoir enfin montrer ces films arrachés au néant, eux seuls étant de nature à légitimer leur existence et les efforts qu’il a déployés pour refuser le bâillon. La réalité la plus sordide a toutefois fini par rattraper la fiction le 11 juillet dernier, lorsque Panahi et plusieurs de ses confrères ont été arrêtés et incarcérés au centre de détention d’Evin (récemment incendié) pour y purger une peine de six ans de prison.

Difficile de faire abstraction de la situation particulière de son réalisateur en découvrant Aucun ours, tant ce film entretient de connivences intimes entre la réalité et la fiction. Un sentiment encore accru par le fait que Panahi y tient en outre son propre rôle et qu’il nous livre en fait ici le discours de sa méthode et le nouveau stratagème qu’il a imaginé pour continuer à pratiquer son métier en déjouant les coups les plus tordus de la censure. Retranché dans l’anonymat d’une maison modeste d’un village qui vit de la contrebande, le cinéaste est traité avec respect et déférence par ses hôtes qui le considèrent comme un intellectuel en provenance de Téhéran, mais va devenir peu à peu une source d’ennuis malgré lui, sous prétexte qu’il refuse de détourner son regard de la réalité dont il est le témoin et notamment de ces coutumes ancestrales qui empêchent la société d’évoluer. Parce qu’il a eu la malencontreuse idée de confier au fils de sa famille d’accueil un appareil photo afin qu’il filme la bénédiction d’un jeune couple de futurs mariés, le cinéaste découvre ainsi à quel point les autochtones se méfient de lui et attisent à son insu la rivalité des deux soupirants de la jeune fiancée : celui avec lequel elle s’apprête à convoler en justes noces et celui auquel elle était promise depuis des lustres par une tradition séculaire. C’est en développant ces différents récits entrecroisés que Panahi parvient à esquisser le tableau d’un pays déchiré entre certaines coutumes archaïques et la tentation encore timide de la modernité.

Aucun ours est un jeu de piste qui investit simultanément plusieurs niveaux de lecture. Avec en guise de fil rouge une interrogation sur la responsabilité de l’artiste par rapport à la société dans laquelle il se positionne en qualité de témoin privilégié. À jouer les démiurges invisibles depuis une humble masure au milieu de nulle part, symboliquement à quelques kilomètres d’un véritable no man’s land livré aux contrebandiers et aux trafiquants, le cinéaste met en péril ceux qui l’hébergent, mais aussi ceux qui sont ses interprètes… dans un autre espace-temps. D’où le plus beau morceau de bravoure de ce film : le cri du cœur poussé par son actrice qui se confond avec son personnage de femme en route pour l’exil avec un passeport grossièrement falsifié qui n’est plus dès lors qu’un leurre inutile de plus. Le monologue de la comédienne Mina Kavani, elle-même exilée en France depuis des années, résonne comme un déchirant du cœur qui prend une ampleur particulière dans le contexte de la révolte qui gronde à travers l’Iran en cet automne 2022, à l’initiative des femmes. Ce film magistral nous en offre un écho troublant et vigoureux.

Jean-Philippe Guerand

Khers nist. Film iranien de Jafar Panahi (2022), avec Jafar Panahi, Mina Kavani, Vahid Mobasheri, Naser Hashemi. 1h47.




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