Critique Antigone de Sophie Deraspe

Publié le 3 septembre, 2020 | par @avscci

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Antigone de Sophie Deraspe

L’affaire s’annonçait périlleuse : transformer une pièce antique en un film contemporain, aller du théâtre grec au cinéma québécois. Comme un mythe qui prend vie. Avec fougue, et en déplaçant le contexte, Sophie Deraspe parvient à transfigurer l’intemporalité d’Antigone. Après Sophocle. L’histoire est connue : contre l’Etat et pour glorifier l’unité familiale, Antigone veut rendre hommage à son frère Polynice, suite à la guerre menée contre son frère Etéocle. En 2020 au Québec, pas de royaume, de guerre et de morts, pas de Sophocle non plus. Mais Sophie Deraspe rejoue inlassablement cette dialectique entre l’appartenance à la famille et le respect dû à l’Etat, deux entités qui s’affrontent ici. Lorsque son grand frère Etéocle est tué par la police (il appartenait à un gang) et que son petit frère Polynice est quant à lui menacé d’extradition en Kabylie, c’est un monde qui s’effondre pour celle qui est orpheline. Après Sophocle – et Anouilh beaucoup plus tard – la réalisatrice canadienne déploie la force cathartique d’un Etat politico-judiciaire parfois froid et distant, souvent sans cœur. Et comme dans la pièce, le film nous interroge sur la morale à suivre : Antigone a t-elle raison ? Va-t-elle trop loin ? Notre cœur chavire… Mêlant une structure filmique dynamique à une mise en scène assez sobre, le dessein est davantage de faire résonner le message d’Antigone : face à la police, le silence est éloquent. Si le spectateur peut adhérer au combat d’Antigone, le scénario du film prend soin de montrer qu’elle est, dans sa famille comme dans sa vie, malgré sa mère, malgré Hémon, toujours bien seule. C’est d’ailleurs la source de cet enracinement dans les terres d’une dynastie dévastée : l’absence d’alternative. La tragédie d’Œdipe en arrière-plan. L’esthétique naturaliste de la photo, le montage résolument classique font d’Antigone un film où l’objectif ciblé est de transmettre un message. La famille selon Antigone. Entre défendre un criminel ou se dérober au devoir familial, Antigone a pris une position, d’aucuns diraient dangereuse, voire criminelle. Le paradigme revient à une hiérarchisation des valeurs, plaçant la loi familiale devant la loi du pays. Le jeu de son actrice, Nahéma Ricci, épouse avec fidélité cette union sacrée avec les siens, et lorsque Créon la met face à sa réalité, elle rétorque en évoquant son frère qui, avant d’être criminel, jouait avec elle dans le jardin. Antigone n’est pas tant l’avancée d’un récit où les passions déchirent les individus, mais une succession de tableaux montrant l’étendue du pouvoir de la société sur les femmes et les hommes qui la composent. Sophie Deraspe a saisi ces urgences, et les projette à l’écran afin de prendre du recul sur le traitement que l’on réserve aux victimes. Insidieusement, elle soulève les questions non tranchées sur le sort des criminels de nationalité étrangère. L’éloignement. L’extradition. Et fatalement la chute : la mère d’Antigone se refuse à son pays de résidence pour voir son fils ; Ismène refuse de voir son frère pour rester au Canada. Conséquence est rarement un mot singulier, car plus grande est la cause, plus les dommages collatéraux affluent. Certaines chutes sont inévitables, même en portant un tatouage de gang, même avec de la ruse, de l’intelligence, de la sagacité, même avec tout l’amour et le courage d’Antigone.

Aymeric de Tarlé

Film canadien de Sophie Deraspe (2019), avec Nahéma Ricci, Rachida Oussaada, Nour Belkhiria. 1h49.




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