Publié le 28 février, 2019 | par @avscci
0Actu dvd février 2019 – Quatre films du monde
Capharnaüm fait partie de ces films qui ne peuvent que cliver le public par la radicalité de leur démarche. Les spectateurs qui l’aiment louent sa sensibilité et l’empathie de Nadine Labaki à l’égard de ces gamins des rues livrés à eux-mêmes dans une ville de Beyrouth déstabilisée par l’afflux des réfugiés. Ceux qui le rejettent arguent de son voyeurisme, de sa complaisance voire de son invraisemblance. Il est évident que pour son troisième film, après Caramel (2007) et Et maintenant on va où ? (2011), la réalisatrice libanaise s’est laissée déborder par son sujet ou plutôt s’y est précipitée à corps perdu. Au point d’accumuler une quantité extravagante de rushes et de se laisser porter par les impondérables qui ont émaillé ce tournage caméra au poing où la fiction et la réalité sont devenues inextricables l’une de l’autre. Difficile d’admettre le postulat romanesque selon lequel un enfant irait jusqu’à intenter un procès à ses parents pour lui avoir donné le jour. Le module consacré au tournage permet de visualiser cette méthode radicale et ses retombées parfois contestables. Pas question ici de remettre en cause la sincérité de la réalisatrice qui a réussi à établir un rapport très intime avec ses jeunes interprètes pour tirer d’eux une spontanéité maximum, quitte parfois à se laisser submerger par leur cabotinage naturel. Le résultat s’inscrit dans la tradition d’un cinéma oriental qui a su ériger les excès du mélodrame au rang des beaux-arts, comme en témoigne le procès qui clôt le film. Figure enfin en bonus un module intéressant consacré à l’enregistrement de la bande originale de Capharnaüm composée par Khaled Mouzanar, un musicien qui mériterait indéniablement de se voir sollicité désormais par d’autres réalisateurs. À noter que l’ASC a publié une interview de la réalisatrice sur le film dans son numéro 656/657.
Le réalisateur ukrainien Sergueï Loznitsa effectue quant à lui des allers-retours incessants entre documentaire et fiction, en équilibre instable sur le fil ténu qui sépare ces deux domaines poreux jusqu’à communiquer. À son adaptation plutôt baroque d’Une femme douce (2017) succède Donbass, un constat délibérément réaliste qu’on pourrait qualifier de chronique du chaos. La mise en scène esquisse à grands renforts de plans-séquences filmés caméra à l’épaule la description d’un pays déchiré entre ses excès nationalistes et son assujettissement à la Russie. Loznitsa excelle dans l’art de chorégraphier les scènes de groupes et manifeste dans ce domaine une virtuosité qu’il met ici au service d’une cause forte, dessinant en filigrane le portrait d’une société en ébullition où plus rien ne parvient à nous surprendre vraiment. Donbass constitue en quelque sorte le pendant fictionnel de son documentaire Maïdan (2014) avec lequel il nourrit de troublantes correspondances thématiques. Le réalisateur s’en explique dans une master class intitulée « La fabrique des sons » au cours de laquelle il revient en détail sur sa méthode et son rapport si particulier au réel.
Également montré à Cannes lors de son édition 2018, The House That Jack Built correspond dans l’œuvre du fécond Lars von Trier à la sortie du purgatoire où l’ont précipité les propos douteux qui lui ont valu d’être persona non grata sur La Croisette l’année de la projection de Melancholia (2011) suivis de l’échec des deux volumes de Nymphomaniac (2013). Au sortir d’une profonde dépression, le réalisateur danois s’attelle à la descente aux enfers d’un tueur en série qu’incarne Matt Dillon dans un État de Washington que ce phobique des voyages reconstitue en Scandinavie, avec sa minutie coutumière et le concours d’interprètes pour la plupart venus d’ailleurs. L’expression est ici à prendre au pied de la lettre, ainsi que l’illustre le grandiose épilogue du film, véritable transposition des écrits de Dante à l’écran où l’espoir n’est pas de mise, mais où transparaissent les figures tutélaires du poète William Blake, du peintre Jérôme Bosch et même du pianiste Glenn Gould. Difficile de recommander une vision du monde aussi noire, même si Lars von Trier tient aussi à souligner quelques pointes d’humour. En comparaison, sur une thématique au fond assez proche, Se7en ferait presque office de bluette. Cette autopsie d’un psychopathe, qui renvoie à son tout premier film, Element of Crime (1984), est pour Lars von Trier l’occasion de traduire à travers une certaine violence graphique ses idées les plus noires, sans jamais perdre de vue pour autant cette passion du cinéma qui l’a sans doute sauvé du désespoir absolu. D’où son utilisation d’images tirées de ses propres films qui confèrent à cet opus majeur une valeur autobiographique ajoutée. Dans un entretien en neuf chapitres, il évoque sans se dérober tous les sujets qui fâchent, dit avoir voulu percer certains clichés sur le Mal et revendique l’influence de la romancière Patricia Highsmith et du réalisateur Alfred Hitchcock, lequel s’était rendu compte un jour avoir commis une erreur en faisant du méchant de l’un de ses films le personnage principal, postulat risqué que reprend à son compte Lars von Trier sans chercher à le parer de circonstances atténuantes. Cette confession ponctuée de silences éloquents et d’hésitations calculées, mais aussi de considérations sur le mouvement #MeToo et les dangers d’Internet, est complétée par les points de vue de deux spécialistes : l’écrivain Pacôme Thiellement et le critique Stéphane du Mesnildot.
Le dernier film de Christian Petzold n’est pas beaucoup plus porteur d’espoir. Adapté d’un roman d’Anna Seghers qui se situe pendant l’Exode de 1940 à Marseille, Transit choisit… de ne pas choisir l’époque à laquelle il se situe (de nos jours ?) Le procédé est efficace qui accentue l’universalité de cette chronique tragique. Le réalisateur fait en outre une infidélité à l’actrice fétiche de cinq de ses films, Nina Hoss, remplacée ici par Paula Beer, la révélation de Frantz de François Ozon. Il est vrai qu’une fois n’est pas coutume, le rôle principal est cette fois interprété par un homme, en l’occurrence l’étonnant Franz Rogowski. C’est à lui que revient la charge écrasante d’incarner ce fuyard en possession des papiers d’identité d’un écrivain mort, qui tombe sur sa veuve et se trouve confronté à un dilemme identitaire insoluble qui s’apparente au jeu de la vérité. Petzold réussit à instaurer une tension permanente en utilisant les moindres ressources cinématographiques de son sujet et en s’appuyant sur deux paramètres essentiels : le temps et l’espace. Il filme Marseille avec une réelle inventivité et rend parfaitement plausible le climat insurrectionnel qui règne dans ce port de l’angoisse devenu la dernière escale de tous les réfugiés en partance vers la liberté… ou la mort.
Jean-Philippe Guerand
Capharnaüm Gaumont Vidéo
Donbass Pyramide Video
The House that Jack built Potemkine-Agnès B
Transit Doriane