Critiques de films

Publié le 13 mai, 2015 | par @avscci

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Les odyssées de George Miller

On aurait tort de résumer la carrière de George Miller à la phénoménale saga Mad Max dont il vient, trente ans après le Dôme du tonnerre, de signer le quatrième volet, Fury Road. Cinéaste discret (neuf longs métrages en trente-cinq ans) l’Australien est passé du film d’action au drame familial et à la fable animalière sans jamais se défaire de son sens du spectacle et de son art de conteur.

Les occasions de se divertir étaient limitées pour les habitants de Chinchilla, dans le nord désertique de l’Australie, durant les années 50. George Miller, né en 19451, y lit quelques livres mais préfère les bandes dessinées et surtout les films que diffuse la salle locale. Le cinéma australien est alors quasi-inexistant et le jeune garçon ne rêve pas de devenir réalisateur mais médecin. En 1971, les deux films qui subliment le bush sont réalisés respectivement par un Anglais (La Randonnée, film onirique de Nicolas Roeg) et un Canadien (le cauchemardesque Réveil dans la terreur de Ted Kotcheff). 71, c’est aussi l’année où Miller participe à un atelier de réalisation de courts métrages, se découvre un puissant désir de tourner et rencontre Byron Kennedy, qui sera le producteur de ses futurs films. Il achève ses études de médecine et exerce pendant deux ans avant de réunir l’argent nécessaire pour tourner en 1977 son premier long métrage.

Il s’agit d’un film d’action vaguement futuriste, fait de bric et de broc et dont le montage durera un an (faute d’argent, Miller s’occupe seul du montage image pendant que Kennedy se charge du son). Un petit film, dans lequel un policier se venge du gang de motards qui a assassiné sa femme et son bébé. Le réalisateur tire son inspiration des films d’autodéfense américains (Les Chiens de paille, Un justicier dans la ville…) et de la mode des poursuites automobiles (Point limite zéro, Duel, Sugarland Express…).

Anarchie road

Miller dit avoir conçu Mad Max comme l’équivalent visuel d’un morceau de rock’n’roll : une succession de chocs graphiques et sonores, traversée de solos virtuoses (le film s’ouvre sur une poursuite en voiture destructrice de près de dix minutes), un cri sauvage et désespéré qui ébranle les fondements de la société (le film sera interdit dans plusieurs pays, dont la France). Au rock, Miller emprunte son décorum (cuir, chaînes, tatouages, grosses motos et crêtes punks) et quelques-unes de ses vedettes (Mad Max au-delà du Dôme du tonnerre, troisième film de la série, réunit Tina Turner et le chanteur de hard rock australien Angry Anderson).

Mad Max premier du nom est un film physiquement violent, où la chair et le métal fusionnent dans un bain d’essence en flamme. Le personnage principal n’y est pas défini par les habituelles qualités héroïques (courage, abnégation) mais, comme l’annonce le titre du film, par sa folie : la souffrance insoutenable du deuil transforme un traditionnel personnage de gardien de l’ordre en personnification de la vengeance.2

Mad Max est aussi, on tend à l’oublier, un film élégiaque. Les scènes entre Max et sa compagne se déroulent au milieu de la nature, dans une maison remplie de fleurs, au bord de la mer ou en forêt : en l’absence de sa famille, l’homme évolue dans des paysages désolés où la route sans fin, qui se superpose à son visage dans le dernier plan du film, est synonyme de folie. Les déserts que traverse le héros dans Mad Max 2 et Mad Max, au-delà du Dôme du tonnerre sont la traduction symboliquement de la perte de l’être aimé, jusqu’à la découverte d’une nouvelle famille, au sein d’une oasis à nouveau verdoyante.

Australia

Avant la sortie de Mad Max en 1979, George Miller ne paie pas de mine. Jean-Pierre Dionnet, rédacteur en chef du magazine Métal Hurlant, qui côtoie alors régulièrement Ridley Scott et George Lucas, raconte ainsi de sa rencontre avec l’apprenti-cinéaste : « Quand un médecin généraliste australien vient me dire, je veux appeler mon film “Métal Hurlant, c’est mon premier film”, je le raccompagne à la porte en pensant : c’est le fou de la semaine. J’en avais un par semaine. Mais manque de pot, c’était Georges Miller et le film, c’était Mad Max, et il voulait nous donner 10% ! Je n’y ai pas cru parce que j’avais un fou chaque semaine. Il était en short avec des boots et un chapeau de brousse, alors, celui-là, on ne va pas le garder. »3 À défaut d’en reprendre le titre, Mad Max transpose ouvertement à l’écran l’esprit hargneux et déglingué des bandes dessinées de Métal Hurlant, empruntant également à sa couverture les éclairs chromés de son logo.

Film d’exploitation, conçu pour être facilement rentabilisé avant de passer aux choses sérieuses, Mad Max connaît un succès inattendu (le terme de « film culte » n’est pas galvaudé) et participe au renouveau du cinéma australien, avec les films fantastiques de Peter Weir (Pique-nique à Hanging Rock, 1975, La Dernière Vague, 1977) et les séries B d’épouvante écrites par Everett De Roche pour les réalisateurs Simon Wincer (Harlequin), Richard Franklin (Patrick, Déviation mortelle), Colin Eggleston (Long Weekend) ou Russell Mulcahy (Razorback).

Mad Max est un film à l’accent australien (au point de devoir être doublé pour sa sortie américaine) qui atteste de la place prépondérante de la voiture dans les mœurs du pays : plus encore qu’aux États-Unis, la voiture est l’unique moyen de déplacement dans un pays aux proportions inhumaines et largement vide, un symbole à la fois de liberté et de mort, en raison d’un nombre important d’accidents dont le film de Miller est le reflet à peine exagéré. Une cruauté mécanique qui avait déjà inspiré à Peter Weir son premier film, Les Voitures qui ont mangé Paris (1974) dont les pirates de la route et les voitures bardées de pointes annoncent l’univers de Mad Max.

Pour filmer au mieux le paysage australien, grandiose mais répétitif (du désert à perte de vue), Miller pense qu’il faut être constamment en mouvement et compenser la platitude de l’espace par la vitesse de la traversée : la poursuite automobile s’impose comme une évidence, pour laquelle le cinéaste développe en quatre films une syntaxe caractéristique, une caméra qui frôle le bitume, de longs travellings qui mettent le spectateur à la place des véhicules et, ponctuellement, des plans aériens pour voir l’action dans son ensemble. Chaque film enrichit la poursuite, par l’introduction de nouveaux véhicules (un camion dans Mad Max 2, un train dans le Dôme du tonnerre), par des chorégraphies plus complexes, une mise en scène plus ample (conséquence des restrictions budgétaires, le montage haché du premier film cède ensuite la place à des plans longs qui mettent en valeur les cascades).

Le développement de la production australienne passe également par la télévision, où Miller et Kennedy participent aux mini-séries historiques The Dismissal (1983), The Bodyline (1984) et Vietnam (1987), qui sont l’occasion de travailler avec des réalisateurs dont ils produiront ensuite les longs métrages : George Ogilvie (coréalisateur de Mad Max, au-delà du Dôme du tonnerre), John Duigan, Chris Noonan (Babe, le cochon devenu berger, 1995) ou Philip Noyce. Avec Calme blanc (1989) ce dernier lance la carrière internationale de Nicole Kidman. Le tournage en mer est difficile et Miller, crédité comme réalisateur de seconde équipe, a de toute évidence supervisé l’ensemble du film.

Le conducteur de l’apocalypse

Réalisé en 1981, Mad Max 2 : le défi est plus qu’une suite : une réinvention de l’original dont il épure le récit pour mieux en décupler l’impact visuel et le caractère évocateur. Max est désormais coupé de tout ancrage réaliste (plus de famille, d’amis ni de profession et à peine quelques lignes de dialogue). Il est uniquement défini par des actions simples (conduire, chercher de l’essence, se battre) en accord avec un but unique : survivre. Le récit se développe en ligne droite, animé par un mouvement continu dont l’accélération progressive ne peut se solder que par le choc et la destruction des forces en présence.

L’errance de Max se poursuit en 1985 au-delà du Dôme du tonnerre, qui abandonne la sécheresse des films précédents pour une approche baroque, aux images chargées de personnages et de détails, aux parties distinctes (la ville/le désert). Les enjeux du film sont à bien des égards une redite de Mad Max 2 (l’opposition entre tyrannie et liberté ; le héros face à sa légende) mais sont traités de manière plus explicite et démonstrative. La musique de Maurice Jarre, le compositeur des fresques de David Lean, nous révèle la nouvelle ambition de Miller : transformer Mad Max en superproduction classique, un « Max of Arabia » qui oublie la principale caractéristique du personnage : sa folie.

Film d’aventure conventionnel mais enlevé et toujours remarquablement mis en scène, Mad Max au-delà du Dôme du tonnerre brille par sa direction artistique foisonnante, grâce à laquelle Miller crée une nouvelle fois un monde futuriste crédible, dépotoir géant composé des restes de notre présent. Mad Max 2 n’invente pas la science-fiction post-apocalyptique (le roman Je suis une légende de Richard Matheson ou le film La Planète des singes l’ont précédé) mais Miller est le premier à imaginer comment une frange de l’humanité pourrait survivre de la récupération, à la manière de la population des bidonvilles, pendant que les affrontements pour la maîtrise des ressources naturelles (eau, énergie) résonnent avec l’actualité géopolitique des chocs pétroliers.

Bartertown, la ville du troc, lieu des meilleures scènes de Mad Max 3, est le symbole de ce grand recyclage : vêtements rafistolés, voitures bricolées, objets courants détournés de leur fonction première… Dégradation, récupération et hybridation : le genre post-apocalyptique applique ces principes au cinéma classique, dont il détourne les conventions. Miller prend acte de la fin des genres héroïques (western, péplum, cape et d’épée) qui n’ont pas survécu à la crise des années 70 (« Les gens ne croient plus aux héros » entend-on dans Mad Max). Il se propose alors de les réactiver en les déplaçant dans un futur en ruine où ils vont se mélanger : le cow-boy conduit une voiture, poursuivi par un gladiateur de la Rome antique sur fond de traversée du désert biblique. Mad Max 2 emprunte au western son histoire de communauté pacifiste encerclée par une tribu sauvage (la crête iroquoise du punk est aussi celle de l’Indien) alors que le Dôme du tonnerre prend des allures de film antique : Max porte une djellaba, a troqué sa voiture pour des dromadaires et Bartertown est la descendante des cités décadentes comme Sodome et Gomorrhe. Ce troisième film remonte le cours du temps jusqu’à la préhistoire, établissant une relation directe entre peintures rupestres et cinéma. Le film post-apocalyptique est composé de citations, piochées dans les films du passé : la dominante western de Mad Max 2 est complétée par un méchant de péplum, le gladiateur Humungus, alors que Mad Max au-delà du Dôme du tonnerre s’achève par une poursuite en train.

Nourri du passé, le futur de Mad Max sert à son tour de référence à des pirates cinématographiques de toutes origines, japonais (le perfecto à épaulette de Max est également porté par le héros du manga Ken le survivant), italiens (le désert et le terrain vague, décors parfait pour films bis fauchés), français (Terminus avec Johnny Hallyday) ou hollywoodiens (Waterworld, Postman, Le Livre d’Eli…).

La confusion des époques donne l’impression que Mad Max et ses suites se déroulent chacun dans un univers différent. Entre chaque épisode a eu lieu un cataclysme (crise pétrolière, guerre nucléaire) qui a radicalement changé la face du monde. Qu’importe la cohérence : blessé à la jambe dans le premier film, Max porte une attelle dans le deuxième mais pas dans le suivant, et les mêmes acteurs reviennent dans des rôles semblables mais différents (Bruce Spence pilote des aéronefs dans les épisodes 2 et 3, Hugh Keays-Byrne est le méchant du premier et du quatrième film). Et Tom Hardy de remplacer Mel Gibson dans Fury Road, présenté comme une suite directe de Mad Max 2 plutôt que du Dôme du tonnerre.

Dès le milieu des années 80, Miller dit réfléchir à un Mad Max 4. Il opère pourtant un changement radical dans sa carrière, passant des sociétés barbares à une satire de la bourgeoise de province américaine, avant de se passionner pour… les animaux qui parlent.

Retour au présent

Entre Mad Max 2 et 3, George Miller fait un détour par Hollywood pour participer au film à sketchs La Quatrième Dimension avec John Landis, Steven Spielberg et Joe Dante. À l’opposé des grands espaces de Mad Max, son segment se déroule à l’intérieur d’un avion en perdition, dont un passager est persuadé qu’un monstre est en train de dévorer les moteurs. L’immobilité forcée du personnage ne limite pas la mise en scène, bien au contraire puisque Miller multiplie les mouvements de caméra pour créer, de façon paradoxale, une sensation de claustrophobie : la caméra est la seule à se déplacer librement dans l’avion, dont personne ne peut sortir.

Après cette terrifiante mise en jambe, Les Sorcières d’Eastwick (1987), deuxième expérience hollywoodienne de Miller est aussi son film le moins abouti, dont le rythme en dent de scie est le reflet d’un tournage difficile, où le cinéaste se retrouve face à une infrastructure lourde (stars, effets spéciaux) qu’il ne maîtrise pas complètement (contrairement aux cascades automobiles, avec lesquelles il s’amuse une nouvelle fois). Les Sorcières d’Eastwick fait partie de ces comédies des années 80 sur l’émancipation féminine (Working Girl, Baby Boom), dont Miller radicalise le propos en excluant définitivement l’homme de l’image au dernier plan du film. Les trois héroïnes, jolies célibataires séduites par un démon partouzard, utilisent leurs pouvoirs magiques pour se venger de la société patriarcale. Ces femmes fortes et indépendantes sont des personnages récurrents chez Miller : Entité (Tina Turner) et Furiosa (Charlize Theron) dans les Mad Max, Nicole Kidman qui sauve son mari (plutôt que l’inverse) dans Calme blanc et Susan Sarandon en mère courage d’un enfant malade dans Lorenzo (1992).

Lorenzo, ou l’édifiante histoire vraie d’un couple qui sauve la vie de son fils souffrant d’une maladie orpheline et condamné par la bureaucratie médicale. Le sujet est proche de La guerre est déclaré mais, là où le film de Valérie Donzelli vibre de l’énergie de sa musique pop, l’inspiration de George Miller est à chercher du côté de l’opéra. D’abord ancré dans la réalité quotidienne (rien ne nous est épargné de la déchéance physique et mentale du petit garçon), le film s’en écarte progressivement pour une stylisation théâtrale : les décors sont réduits à leur plus simple expression (un lit entouré par les ténèbres, le bureau d’un savant borné coupé du monde par une vitre dépolie…) pour se concentrer sur les visages, marqués par le drame.

Ancien médecin, Miller fait l’apologie du savoir et de la recherche, et excelle dans la vulgarisation scientifique, expliquant la progression de la maladie par des dessins et des comparaisons accessibles à tous (un assemblage de trombones pour visualiser la structure de l’ADN). Déjà, la violence routière de Mad Max lui avait été inspirée par son internat à l’hôpital : « Au service des urgences, on rencontre les extrêmes de la vie humaine, la douleur, l’agonie, les états pathologiques ou traumatiques. […] L’intérêt que je porte dans mes films à l’agression, à la violence et à la mort vient de mon expérience médicale. »4 Les héros du cinéaste doivent survivre à des conditions extrêmes : traversée du désert (Mad Max), naufrage d’un bateau (Calme blanc), turbulences (La Quatrième Dimension), catastrophes écologiques (Happy Feet et sa suite en 2006 et 2011). Ils sont également confrontés à de terribles drames personnels : mort d’un enfant (Mad Max, Calme blanc), maladie (Lorenzo), amitié qui se déchire (Les Sorcières d’Eastwick), handicap (la jambe brisée de Mad Max, le manchot « différent » d’Happy Feet, dont l’œuf a été mal couvé).

Comment concilier cette douleur avec les exigences du film pour enfant ? C’est ce que va s’efforcer de faire Miller dans les quinze années qui suivent.

georges miller

Le carnaval des animaux

On rencontre des animaux dans le futur sauvage de Mad Max (chien, serpent, cochons) mais surtout des hommes qui ont régressé à l’état de bêtes, vêtus de fourrure, qui mangent du Canigou, rampent, crient et défendent leur territoire. Lorsque Miller écrit et produit l’adaptation du roman pour la jeunesse Babe puis en réalise la suite (Babe, le cochon dans la ville, 1998), il prend au contraire le parti des animaux qui se comportent comme des humains. Dans Babe 2, l’anthropomorphisme est poussé jusqu’à la gêne : les animaux que rencontre le cochon qui parle ne sont pas des créatures magiques mais des exclus, des miséreux vivant d’expédients, reflets des pires aspects de la société.

Le charme de Babe, situé dans une campagne verdoyante et intemporelle, ne suffit pas à masquer la violence des situations : le petit cochon est arraché à sa mère, qui part explicitement pour l’abattoir. Miller s’approprie le second film pour le transformer en cauchemar : le sympathique fermier manque de mourir dès la première scène et plus tard c’est un clown, campé par le vétéran Mickey Rooney, qui termine intubé sur une civière. L’univers enfantin, quoique pervertis, de Babe permet à Miller de multiplier les scènes burlesques, les acrobaties qui prolongent de façon ludique les morceaux de bravoures chorégraphiés des Mad Max. Véritable numéro de cirque, la scène finale de Babe 2 mélange le saut à l’élastique du combat sous le Dôme du tonnerre avec la pluie de ballons des Sorcières d’Eastwick.

Happy Feet est un film d’animation encore plus atypique : le projet (des manchots qui chantent le hip hop et font des claquettes) est dans la veine du divertissement actuel (les pingouins surfeurs des Rois de la glisse ou les farceurs Pingouins de Madagascar) mais Miller prend le contrepied de la stylisation graphique de ces cartoons en optant pour une animation ultra-réaliste, puis en faisant intervenir de réels humains, traités comme des silhouettes inquiétantes. La bande-son composée de chansons de tous horizons (rap, rock, reggae, opéra…) semble correspondre au goût moderne de la reprise et du sample mais c’est en réalité bien plus que cela : comme Spielberg dans Rencontres du troisième type, Miller fait de la musique (et de la danse) un langage universel, grâce auquel une communication s’établit entre la race des manchots et celle des hommes.

Le propos de cet improbable film d’animation, aussi jubilatoire que par moments angoissant, est métaphysique : des plans larges remettent la Terre en perspective dans l’univers et le spectateur humain, qui partage le temps du film le point de vue d’animaux victimes de la pollution, est amené à prendre conscience de l’impact de son mode de vie sur le reste de la planète. Comme souvent chez Miller, le film prend la forme d’un voyage initiatique, d’une quête de la connaissance : le manchot Mumble traverse le désert de glace pour connaître les raisons de la disette qui frappe son peuple et découvre que la banquise fait partie d’un monde bien plus vaste, peuplé d’autres espèces, d’autres civilisations. Happy Feet 2 s’achève quant à lui par un immense ballet réunissant tous les animaux de la banquise, du plus gros (l’éléphant de mer) au plus petit (des crevettes par milliers), qui dansent dans un but commun. L’union fait la force autour des êtres de bonne volonté : Mumble rapproche les animaux de la banquise et les hommes, les parents de Lorenzo fédèrent des médecins du monde entier qui travaillent gratuitement à sauver leur fils, Babe prend la tête d’une troupe d’animaux hétéroclites (chien, chat, canard, singe) qu’il mène au travers des dangers de la ville. La solitude nihiliste de Mad Max n’aura tenu qu’un film : dès Mad Max 2 elle est équilibrée par la capacité de la communauté à intégrer des éléments étrangers (l’enfant sauvage, le pilote d’hélicoptère).

En passant au film « pour enfants », Miller n’abandonne pas les « grands sujets ». Au contraire, il s’inscrit dans la tradition des récits mythologiques qui utilisent le biais de la fiction merveilleuse pour expliquer le monde dans lequel nous vivons.

Puissance du mythe

Toute ressemblance entre Happy Feet et Les Dix Commandements (un individu rejeté par sa communauté entame un long voyage pour entrer en contact avec une puissance supérieure) ou d’autres épopées mythologiques n’est donc pas fortuite. À la manière des fables animalières, le film repose sur un déplacement des comportements humains vers les animaux : les manchots sur leur banquise interprètent les événements qui les dépassent (pénurie de poisson, disparition de certains animaux) comme l’action d’extra-terrestres, assimilés à des dieux. Une croyance que le spectateur sait être fausse (le manque de nourriture est causé par la pêche intensive, les animaux sont capturés par des savants et des zoos) mais dont il comprend le fonctionnement : l’homme a lui aussi depuis des millénaires levé les yeux vers le ciel pour y trouver une explication à l’inconnu.5 Cloué sur un lit médicalisé, muet et quasi-aveugle, Lorenzo est prisonnier de son propre corps : ses parents le libèrent en recréant autour de lui l’univers (un portique au-dessus de son lit représente les planètes) et en stimulant son imaginaire avec l’histoire d’Arthur, le roi-enfant de la Table ronde.

George Miller commence à s’intéresser aux mécanismes de la croyance après son premier film. Surpris qu’un film australien connaisse un tel succès à travers le monde, il découvre que son histoire de vengeur solitaire entre en résonnance avec les archétypes des différentes cultures : au Japon, Max est perçu comme un samouraï, comme un cow-boy aux États-Unis et un viking dans les pays nordiques. Un imaginaire partagé, appelé « inconscient collectif » par Jung, que Miller, comme George Lucas ou Francis Ford Coppola, va étudier en détail dans les ouvrages savants de James George Frazer et Joseph Campbell. Dès lors, ses films vont multiplier les références aux mythes classiques, tout en développant leur propre imaginaire.

Le mythe d’Orphée est ainsi explicitement cité dans Calme blanc (c’est le nom du navire en train de couler) mais inversé puisque c’est la femme qui traverse l’enfer marin pour retrouver son mari. Lorenzo développe le thème du sacrifice chrétien, jusqu’à s’achever par une reconstitution du repas de la Cène. Quant à Master Blaster, le nain monté sur les épaules d’une brute, qu’affronte Max sous le Dôme du tonnerre, n’est-il pas la version futuriste d’Orion, le géant aveugle de la mythologie grecque qui avançait avec un humain sur son dos pour lui servir de guide ?

À partir de Mad Max 2, Miller met en scène le devenir légendaire de son personnage, qui gagne le surnom épique de « Guerrier de la route ». Le film commence par des images en noir et blanc, accompagnées de la parole d’un vieillard : l’histoire à laquelle nous allons assister se déroule dans le futur mais elle fait déjà partie du passé de celui qui la raconte. C’est un évènement fondateur, lointain et transfiguré par le souvenir, soit la définition même du mythe. Mad Max au-delà du Dôme du tonnerre est encore plus explicite : Miller y invente une société primitive, un groupe d’enfants sauvages rescapés d’un accident d’avion et qui ont développé un système de croyance autour des vestiges de la catastrophe (dans Mad Max : Fury Road, ce sont les pièces détachées de voiture qui deviennent des idoles païennes). Le questionnement d’Happy Feet est de nature mystique (quelles sont ces forces invisibles qui régentent nos vies ?) mais se double d’une approche critique : Mumble, prophète malgré lui, est opposé à un gourou bouffon (Lovelace) et un religieux orthodoxe (Noah l’ancien, figé dans ses traditions, qui bannit la danse).

George Miller a remporté un Oscar, celui du meilleur film d’animation pour Happy Feet. Le recours à l’image de synthèse (et au relief dans Happy Feet 2) libère sa mise en scène des contraintes de l’espace physique, comme en font au même moment l’expérience Robert Zemeckis (Le Pôle express, La Légende de Beowulf…), James Cameron (Avatar), Peter Jackson et Steven Spielberg (Les Aventures de Tintin). Les scènes de danse d’Happy Feet rendent hommage avec une virtuosité inédite aux ballets de groupe à la Bubsky Berkeley, pendant que les solos sont accompagnés de longs plans coulés, respectueux du moindre déplacement du danseur.

C’est également en animation que Miller se proposait en 2008 de réaliser La Ligue de justice, qui devait réunir les principaux super-héros de D.C. Comics (Superman, Batman, Wonder Woman, Flash…). Un choix logique tant les films de super-héros récents sont majoritairement composés de plans truqués. Le film, coûteux, est abandonné peu de temps avant le début du tournage. En reste un scénario, remarquable, qui parvient à faire coexister ses sept personnages principaux sans recourir aux interminables scènes dialoguées dont sont coutumières les productions Marvel, et à équilibrer péripéties dramatiques (la mort d’un des super-héros) et fantasques (hamburgers empoisonnés et robots maléfiques), loin de l’approche uniformément sérieuse choisie par Christopher Nolan et Zack Snyder pour leurs Dark Knight et Man of Steel.

En réalisant finalement une suite de Mad Max, George Miller effectue un retour aux sources, mais nourri de ses autres expériences, par l’émotion de Lorenzo, l’ampleur chorégraphique d’Happy Feet, et la réflexion sur l’évolution des civilisations et la relation de l’homme au sacré (donc aux super-héros). La route est connue, mais il la parcourt désormais à une vitesse supérieure. n

SYLVAIN ANGIBOUST

1. Attention à ne pas confondre George Miller avec son homonyme anglais, à la carrière plus fournie mais moins impressionnante : L’Histoire sans fin 2, André mon meilleur copain
2. Le rôle de Max a infusé la carrière de son interprète Mel Gibson qui en retrouve les caractéristiques (folie, deuil, mutilation) dans ses principaux films en tant qu’acteur (L’Arme fatale, Le Complexe du castor…) et que réalisateur (L’Homme sans visage, Braveheart, La Passion du Christ). Sa vie privée témoigne malheureusement de la même tendance à l’autodestruction.
3. Propos recueillis par Jean-Baptiste Barbier (dir.). Métal hurlant (A suivre) : la bande dessinée fait sa révolution, Fonds Hélène et Edouard Leclerc, 2013, p. 22.
4. Propos recueillis par Michel Ciment, Petite planète cinématographique, Stock, 2003, p. 496.
5. En 1995, Miller travaille à l’adaptation de Contact de Carl Sagan, qui raconte la rencontre des extra-terrestres et des hommes, au croisement de la science et de la religion. Le roman sera finalement porté à l’écran par Robert Zemeckis, qui en tirera un de ses plus grands films.




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