Publié le 7 novembre, 2016 | par @avscci
0Critique Miss Peregrine et les enfants particuliers de Tim Burton
Les paradoxes de Mr. Burton
L’année dernière, l’exposition Tim Burton organisée à la Cinémathèque française a officialisé l’entrée du cinéaste dans le panthéon des grands auteurs contemporains, rejoignant les autres récents sujets d’exposition Scorsese, Kubrick, Van Sant ou Antonioni.
Une bien belle reconnaissance pour un cinéaste qui, contrairement aux maîtres cités, ne peut se targuer d’aucune récompense de poids dans un festival international, et a surgi en filmant Batman, premier d’une série et d’un phénomène culturel et cinématographique dont nous apprécions aujourd’hui pleinement les conséquences. De plus, cette consécration survient alors que le metteur en scène traverse une période de doutes artistiques et financiers évidents, transformant chaque film (dont le dernier) en « come-back » annoncé, au risque de la déception à répétition. Miss Peregrine est donc l’œuvre d’un réalisateur convalescent, et c’est bien sous l’angle de ces incertitudes qu’il faut l’aborder.
Entre le blockbuster et l’expressionnisme
La crise que traverse actuellement la carrière de Burton provient également des étonnantes contradictions au sein même de sa carrière. Il y a toujours eu deux Tim Burton : l’auteur iconoclaste, fasciné par les freaks et les perdants magnifiques tels Ed Wood ; le faiseur de blockbusters obsédé par le succès et la volonté d’égaler les plus populaires metteurs en scènes hollywoodiens. Un grand écart ayant abouti à des étrangetés, comme l’inutile (mais très profitable) Planète des singes, ou le tout aussi populaire Alice au pays des merveilles avec Johnny Depp. Une manie des remakes et adaptations, qui traverse toute la carrière de l’auteur (Charlie et la chocolaterie, Dark Shadows, etc…), au mépris de sa réputation d’original éloigné du mainstream. Sans oublier, évidemment, le premier Batman, vrai lanceur de la mode comic book ayant actuellement presque entièrement dévoré le cinéma américain. De l’autre côté du miroir se tient évidemment l’auteur de Ed Wood, cette ode à l’étrangeté revendiquée et à l’échec noble, voire grandiose. On peut rajouter Sweeney Todd, le récent Frankenweenie ou même son œuvre la plus parfaite, Edward aux mains d’argent. Entres les deux, Mars Attacks, un long métrage peu commenté mais important. Son étonnant récit contait en effet une invasion de la Terre par des créatures martiennes volontairement ridicules et visuellement clichés. Comme bien des critiques l’avaient alors remarqué, Burton tentait avec ce film le genre d’œuvre qu’avait mis en scène Ed Wood, avec amateurisme et à la marge du système, mais en y ajoutant professionnalisme, superstars et grands moyens. L’échec commercial sans appel du film a marqué le cinéaste et accentué une schizophrénie artistique dont Mars Attacks était pensé comme un possible remède. Le mélange entre cynisme et sincérité qui domine la carrière du cinéaste est visible dans sa relation avec son acteur présenté comme fétiche, Johnny Depp. Un lien moins fort qu’il ne paraît puisque Burton n’a appelé Depp que trois fois en quinze ans, sur huit longs métrages. Puis, l’acteur est devenu une superstar avec Pirates des Caraïbes et, subitement, il est l’interprète omniprésent de tous les films, cinq à la suite. Une série qui s’arrête avec Dark Shadows, comme par hasard le premier échec critique et public du duo. Le metteur en scène ne souhaitant apparemment pas suivre le comédien sur sa pente descendante, la fin de l’ère Depp s’accompagne d’une sorte de remise en question d’un cinéma au gothisme luxuriant mais, ces dernières années, un peu programmé.
L’artiste et le charlatan
Le film qui symbolise de manière évidente cette phase de transition est bien évidemment Big Eyes. Un récit qui reforme l’équipe scénaristes/cinéaste de Ed Wood, pour un autre biopic d’une célébrité artistique controversée et vaguement décalée. Mais là où Ed Wood était le récit de la passion pour le cinéma parfois maladroite, mais aussi parfaitement pure et sincère de son héros, Big Eyes raconte une histoire bien différente, en se concentrant sur une supercherie personnelle et esthétique. Il y a en effet deux héros dans ce film : une femme artiste sincère et exploitée, et un manipulateur souriant qui va connaître le succès en exploitant et en se réappropriant avec maestria les dessins « bizarres » de son épouse. Or tout dans la carrière de Burton, de sa réussite financière aux nombreux emprunts de sa mise en scène, le rapprochent bien plus de ce anti héros inventif et charmeur que de l’héroïne sincère et plutôt naïve. Le constat possible est peut-être d’une étrange sorte de confession, où Burton se verrait en charlatan créatif mais aussi pillard d’un certain cinéma (les films Hammer, l’expressionisme des années 1930). C’est pourtant bel et bien vers ce style que revient Burton, peut-être échaudé par l’échec américain de Big Eyes. Fini l’introspection et la sincérité, retour du capharnaüm sombre et féérique des précédentes réussites burtoniennes ! Miss Peregine est, de ce point de vue, parfait. Ne nous y trompons pas : ce film est bien un blockbuster, conçu pour le cinéaste, avec l’objectif de retrouver les foules ayant fait le succès de Alice ou de L’Étrange Noël… Au menu, initiation et découverte, par un ado inadapté à son quotidien, d’un monde merveilleux où il se découvre à la fois un destin, des pouvoirs qu’il ignorait, et le statut envié d’être unique et spécial dont il ne bénéficiait guère dans le monde dit réel. Le réalisateur se lance donc finalement dans un genre devenu tout à fait incontournable dans le paysage hollywoodien actuel : la saga pour enfants, généralement basée sur un succès littéraire préexistant. Après avoir anticipé le règne des super héros, après avoir joué la corde des remakes, Burton tente ici de rattraper une mode qui ne l’a pas vraiment attendu. On peut même, avec un brin de perversité, envisager cette machine de guerre populaire comme la réponse du cinéaste au phénomène Harry Potter, autre histoire de « misfits » qui se découvrent une vie palpitante loin du morne quotidien de l’existence des gens normaux. Burton fut d’ailleurs souvent appelé des vœux des fans potterriens afin de réaliser l’un des épisodes de la saga. Mais les producteurs préférèrent des yes men (à l’exception non renouvelée de Cuarón) afin d’être certains que les longs métrages respecteraient à la lettre l’esprit des livres, sans croiser l’univers personnel d’un cinéaste désireux de poser sa propre touche. Grâce aux livres de la série Miss Peregrine, Burton peut donc enfin filmer un schéma similaire, et proposer sa vision du genre.
Le rejet, non de l’autre, mais de la normalité
Dans le périmètre entre exigences commerciales et petit monde de l’auteur, la réussite des œuvres de Burton se mesure presque toujours au degré de cruauté et d’étrangeté que le metteur en scène parvient à glisser au cœur de ses récits à l’assise populaire. De ce point de vue, Miss Peregrine est une réussite. La virtuosité de la réalisation se double d’une violence parfois sourde, parfois étrangement démonstrative, qui assume pleinement la nature sauvage et par instants presque sanglante de l’univers dépeint. Les références gothiques sont bien présentes, la maestria visuelle est toujours aussi étourdissante, et la touche de noirceur permet le surgissement souvent brusque de cette poésie macabre qui constitue le meilleur du cinéma du réalisateur. Mais le film est peut-être plus personnel qu’il ne paraît. Un personnage sacrifié (narrativement) est en effet intéressant, grâce au sens que ce sacrifice porte. Il s’agit du père du jeune héros, un bon bougre parfois un peu distrait mais désireux d’être un bon père. Le sien ne l’a pas vraiment élevé, mais s’est rattrapé avec son petit-fils, le coup de foudre immédiat. Or on découvre rapidement que ledit petit-fils (le héros, donc) est en effet le portrait craché de son grand-père, et possède également les mêmes pouvoirs spéciaux que ce dernier. Le père, par contre, souffrant d’une normalité incontestable, est ici abandonné (par son propre père, c’est implicite, par son fils, cela est clairement montré dans la deuxième partie du récit), en raison de cette normalité. Là réside le sous-texte le plus dur de toute l’œuvre de l’auteur. Derrière le culte de la différence, se cache parfois le rejet paradoxal de ceux qui n’ont justement pas la chance ou la malédiction d’être différents. Le cinéma de Burton a souvent tendu vers l’utopie d’un monde cloisonné, fermé, où ceux ne pouvant s’intégrer au monde contemporain pourraient rester entre eux pour construire leur paradis personnel. Miss Peregrine filme directement cette idée, et sacralise un espace hors du temps où les héros burtoniens peuvent vivre à tout jamais. La violence de la séparation, entre normalité et exception, porte aussi en elle un étonnant, et presque inquiétant, culte de la particularité.
Tim Burton a toujours caché, derrière son aimable façade de goth iconoclaste, la féroce compétitivité d’une bête hollywoodienne. Miss Peregrine rappelle, derrière la beauté de son atmosphère macabro-féérique, l’ambition de son metteur en scène, l’estime qu’il a de sa propre spécificité, et le mépris qu’il nourrit envers une normalité abhorrée. Contrairement à tant d’autres réalisateurs fascinés par Tod Browning, Burton n’a pas peut-être pas choisi les freaks parce qu’ils étaient des parias rejetés, mais au contraire parce qu’ils portaient en eux une originalité et une singularité les extirpant de la masse. Une possible explication de l’étrangeté de l’art de l’auteur, qui a toujours essayé de se placer à la marge, mais dans une marge paradoxalement à succès, populaire et compétitive. Comme Edouard et ses mains d’argent, à la fin confiné dans un monde loin des hommes, mais également au-dessus d’eux.
Pierre-Simon Gutman
Miss Peregrine’s Home For Peculiar Children. Réal. : Tim Burton. Scén. : Jane Goldman, d’après le roman de Ransom Riggs. Phot. : Bruno Delbonnel, AFC/ASC. Mus. : Mike Higham & Matthew Margeson. Prod. : Peter Chernin, p.g.a et Jenno Topping, p.g.a. Dist. : 20th Century Fox.
Avec Eva Green, Asa Butterfield, Chris O’Dowd, Allison Janney, Rupert Everett Terence Stamp Ella Purnell, Judi Dench et Samuel L. Jackson.
Durée : 2h07. Sortie France : 5 octobre 2016.