Critiques de films La mise à mort du cerf sacré de Yorgos Lanthimos

Publié le 6 novembre, 2017 | par @avscci

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Critique – Mise à mort du cerf sacré de Yórgos Lánthimos

Comment l’esprit vient aux fils

La famille, prison et nœud de fantasmes, marque l’œuvre de Yórgos Lánthimos, Le film qui l’a rendu célèbre à l’étranger, Canine, en 2009, décrivait un foyer refermé sur lui-même, avec le mensonge pour méthode d’éducation. Les parents décrivaient aux enfants une réalité parallèle. Les malheureux n’avaient pas d’autre issue que la crédulité, et donc la névrose. Le film avait reçu le prix Un certain regard au Festival de Cannes et concouru pour les Oscar. Il y a deux ans, The Lobster, en Sélection Officielle sur la Croisette, obtenait le Prix du Jury et participait également à la course aux Oscar. Le mensonge et la névrose étaient cette fois organisés à l’échelle de la société. L’amour obligatoire, le mariage contrôlé, l’élimination promise aux rebelles : le film avait frappé par sa beauté plastique, son mélange d’humour et de terreur. L’Avant-Scène Cinéma y a consacré son numéro d’avril 2017.

Dans Canine et dans The Lobster, la libération était un chemin douteux. Dans ces cavernes aveugles, si les prisonniers s’efforçaient de trouver une sortie, c’était au risque de leur vie. Le nouveau film de Lánthimos a marqué à nouveau le Festival de Cannes cette année. Le Prix du Scénario a couronné cette œuvre, au titre magnifique et mystérieux : Mise à mort du cerf sacré. C’est le deuxième film en anglais de Lánthimos après The Lobster. Colin Farrell en est à nouveau le protagoniste. Après Rachel Weisz et Léa Seydoux, c’est Nicole Kidman et Alicia Silverstone qui partagent le haut de l’affiche avec le grand comédien irlandais.

L’histoire se déroule à Cincinnati, sans que le nom de la ville soit cité. N’importe quelle froide et riche cité moderne ferait l’affaire. Le couple incarné par Farrell et Kidman a les apparences de la perfection bourgeoise. Prospères, beaux, équilibrés, maîtres d’eux-mêmes et de leur entourage.. L’homme est un grand chirurgien, la femme une ophtalmologue brillante. Tous deux détiennent le pouvoir scientifique, le pouvoir financier, la prééminence sociale. Une fille aînée adolescente, un garçon un peu plus jeune. Tout roule, tout est rangé dans les bonnes cases. Le chirurgien s’est lié d’amitié avec un jeune garçon d’origine modeste que le spectateur a du mal à identifier au départ. L’étrange intimité qui les lie, l’attitude protectrice du chirurgien, le fait qu’il cache au départ ces relations à ses proches laissent penser qu’il est peut-être un fils caché, en tout cas l’objet d’un inavouable secret de famille. Ce point de départ suscite très vite une sensation de malaise, d’incertitude. La très lente révélation de la vraie nature des rapports entre Steven, le chirurgien, et Martin, le jeune garçon mystérieux, est un des ressorts du récit passionnant qui commence. En même temps, des suggestions progressives montrent la violence refoulée que nourrit Steven. Notamment une scène de rituel sexuel entre lui et sa femme, rituel mécanique, inquiétant et un peu ridicule comme toute action répétitive. Et d’autres allusions sexuelles, sans doute bien plus graves. Mais l’humour est présent dans le style de Lánthimos, un humour poussé à ses extrêmes limites dans l’utilisation particulière, à un moment décisif, des techniques de tirage au sort des cours de récréation. C’est une loterie sinistre que met en scène Lánthimos. Ce que les enfants appellent d’un mot cocasse la « plouffe » devient l’instrument même de la tragédie. Le petit jeu qui apporte la mort.

Colin Farrell et Nicole Kidman dans Mise à mort du cerf sacré de Yorgos Lanthimos

Le récit s’emballe vite et la vérité surgit avec une force inversement proportionnelle à l’effacement ancien des vérités familiales. C’est alors que Lánthimos, bien au-delà des critiques ordinaires de la famille bourgeoise, donne toute sa mesure. Avec une thématique déjà traitée cette année, avec plus ou moins de bonheur par Darron Aronofsky dans Mother !, Michael Haneke dans Happy End ou Ruben Östlund dans The Square, Lánthimos dépasse complètement les conventions du genre. On pourrait au départ penser à L’Arrangement, d’Elia Kazan. Lánthimos n’abandonne pas le portrait sociologique de médecins trop puissants dans une société décrite avec réalisme, mais il emporte ses personnages sur les chemins de la magie et des mythes ancestraux. Les mythes grecs bien sûr, le sacrifice évoqué par le titre emmène le spectateur du côté d’Euripide et son Iphigénie à Aulis. Mais le cinéaste, né à Athènes, manipule des archétypes qui dépassent les frontières de la Grèce. Les images d’un cœur ouvert filmé en gros plan, dès le départ, remuent des émotions qui trouveront leur écho jusqu’à la fin du récit. Les questions de l’immoralité, de la dissimulation, de l’hypnose, de la sorcellerie même, liées avec insistance aux questions sexuelles et familiales sont traitées sans pudeur, avec une insistance baroque qui rend le film assez proche de Eyes Wide Shut de Kubrick. Et pas seulement en raison de la présence, dix-huit ans plus tard, de Nicole Kidman ou parce que les protagonistes des deux films sont cardiologues. Lánthimos n’a pas à rougir d’un tel rapprochement, évidemment volontaire. Exagération baroque mêlée à la froideur glaciale des décors, au ton neutre et embarrassant des voix des comédiens, la leçon du grand Stanley n’est pas oubliée par son lointain cadet. Eyes Wide Shut n’est pas la seule référence. Shining est invoqué aussi, et les connexions entre les deux cinéastes pourraient être développées davantage. Les commentaires musicaux donnent du poids à ces envolées narratives : Ligeti, Penderecki, Schubert sont de grands noms qu’on entend chez le Grec comme chez le New-Yorkais.

Colin Farrell dans Mise à mort du cerf sacré de Yorgos Lanthimos

Le récent film, maladroit et boursouflé, de Darron Aronofsky s’appelle Mother !, avec un point d’exclamation dans le titre. Lánthimos, pour son film magistral et rigoureux, a choisi, nous l’avons dit, un titre très élégant. Mais Father !, avec un point d’exclamation, n’aurait pas été un titre absurde. Ce mot que les enfants des Quatre-Cents Coups de François Truffaut n’arrivent jamais à prononcer malgré les efforts balbutiants de leur professeur d’anglais, ce mot de Father, obsède constamment le film de Lánthimos. Il y a plusieurs pères, présents ou absents, dans le film. Trois en fait. Le père disparu du jeune homme mystérieux, mort et pourtant incroyablement présent. Ensuite, le père du cardiologue, père du père, évoqué dans une seule scène, où Lánthimos fait raconter à l’enfant par Colin Farrell des horreurs comme on en a peu entendues au cinéma. Le dialogue est écrit ici avec une exagération proche du délire, en raison du refus des limites propre aux couleurs baroques inséparables de ce film. Et le père central, ce cardiologue impeccable, père modèle, trop parfait, qui devient ce qu’il a toujours été en réalité, un tyran animé par des forces qui le dépassent. Face à tous ces pères, le fils est donc un justicier parfois et, la plupart du temps, un rival. Le fils est menaçant. Parce qu’il remplacera peut-être le chef de la famille. Cronos doit dévorer ses enfants mâles : on l’a prévenu, s’il ne le fait pas, ils renverseront son trône. Mais il y a une autre raison. Le fils connaît, au fond, malgré les apparences, les secrets de son père. Le fils est dangereux, car, consciemment ou pas, il connaît la vérité. Même si ce savoir est inconscient, le risque est trop important pour le pouvoir et la survie même du géniteur. Pour ce géniteur, comme pour son ami l’anesthésiste qui tient dans le film un rôle important, le maître mot est Responsabilité. On ne mesure pas toujours la gravité d’un tel mot, loin d’être toujours le nom d’une vertu. La maison familiale est parfaite, luxueuse, propre. Mais comme toutes les autres maisons, elle est construite au-dessus d’une cave. Et y descendre réserve souvent quelques surprises. Sexe, violence, critique sociale, esthétique baroque et glaciale, le réalisateur manipule sa narration avec habileté et, au fond, sensibilité et empathie. Mais il manipule surtout, sur les conseils de Sir Alfred, le spectateur de son cinéma.

René Marx

The Killing of a Sacred Deer. Réal : Yórgos Lánthimos. Scén. : Yórgos Lánthimos et Efthýmis Filíppou. Phot : Thimios Batakatis. Prod : Ed Guiney, Yórgos Lánthimos et Andrew Lowe. Dist. : Dist. : Haut et court. Int. : Colin Farrell, Nicole Kidman, Barry Kheogan, Alicia Silverstone, Raffey Cassidy, Sunny Suljic. Durée : 2h01. Sortie France : 1er novembre 2017.

 

 

 




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