Publié le 24 avril, 2021 | par @avscci
0Critique – La Voix humaine de Pedro Almodóvar
Dernier écho d’une âme en peine
« Dans le temps, on se voyait. On pouvait perdre la tête, oublier ses promesses, risquer l’impossible, convaincre ceux qu’on adorait en les embrassant, en s’accrochant à eux. Un regard pour changer tout. Mais avec cet appareil, ce qui est fini est fini. »
Jean Cocteau, La Voix humaine, 1929
La voix humaine, la seule voix que nous entendrons, celle de Tilda. L’autre est déshumanisée, inexistante, oppressante par son absence. Librement adapté de la pièce éponyme de Jean Cocteau, le film de Pedro Almodóvar revisite le mythe de la femme abandonnée et l’ancre dans une modernité terrifiante, aliénante. Alors que Cocteau dénonçait l’usage du téléphone lors d’une rupture parce qu’il nous prive de ce dernier contact physique, de ce dernier regard qui pourrait tout changer, il maintenait toutefois un dernier lien entre les deux amants, matérialisé par le fil du combiné. Ici, Almodóvar rompt totalement avec cette idée : loin de son téléphone, les écouteurs dans les oreilles, Tilda s’est libérée de ce fil qui aurait pu la maintenir prisonnière, qui aurait pu l’étrangler. La technologie émancipe, éloigne, fait des rencontres humaines des instants obsolètes qui n’ont plus lieu d’être. Ne reste que la voix, ce doux son encore humain aux accents mécanisés.
Poupée désarticulée qui apparaît dans son imposante robe rouge sang, l’état intérieur de notre personnage semble avoir dégorgé sur ses vêtements. Blessure ouverte, rage sanguinaire, Tilda est face à l’inanité de sa vie. Assise sur sa chaise, elle semble écouter le vague écho des vers de Lamartine qui transpire à travers les murs : « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé ». Âme en peine errante, esseulée, Tilda déambule à travers les pièces de son appartement, à travers ce studio de cinéma, prisonnière d’un monde fictionnel qui nous interroge subtilement sur la réalité de son interlocuteur. Finalement, ne sommes-nous pas les spectateurs d’un simple dialogue entre Tilda et son cœur ?
Un costume vide de corps en attente d’incarnation, massacré à coups de hache, une peur de l’abandon, une attirance pour le vide, Tilda c’est cette femme qui se raccroche à un espoir, à un rêve peut-être, à une voix surtout. Une voix qu’elle voudrait posséder, qu’elle voudrait éterniser, une voix dont elle voudrait être aimée. Le mensonge dont l’actrice se pare ne rend le retour à la réalité que plus cruel, la vérité finit par fendre sa carapace et jaillit avec toute sa force, toute son âpreté, la haine s’est emparée d’elle. Avec pour seule compagnie la musique d’Alberto Iglesias, c’est tout le film qui gagne en ampleur, en onirisme, les notes résonnent et accompagnent le désespoir et la folie de notre personnage. La figure d’une construction, qu’elle soit sonore ou visuelle, est très prégnante dans la mise en scène : déjà le générique assemble pléthore d’outils pour composer les noms de l’équipe, s’ajoute à cela le décor assemblé au centre du studio, nous sommes face à un monde et à un personnage qui ont besoin de se bâtir, de se construire ou de se reconstruire. Tout n’est qu’un immense chantier en quête de sens. La femme doit apprendre à exister par elle-même, pour elle-même, mais doit d’abord détruire son monde, ses fondations, ses illusions.
Après avoir été adaptée en opéra par Francis Poulenc, au cinéma par Roberto Rossellini ou Almodóvar lui-même dans Femmes au bord de la crise de nerfs, La Voix humaine fait l’objet ici d’un savant mélange entre théâtre et cinéma. Ce format court de seulement 30 minutes est un retour aux sources transposé dans l’univers du réalisateur. S’il s’agit du premier film d’Almodóvar en langue anglaise, il n’en a pas abandonné son langage cinématographique pour autant. Les couleurs vives dénotent avec le caractère tragique de la scène, mais rendent peut-être la représentation plus réaliste, parce qu’on vit rarement une rupture en noir et blanc. Alors que les vêtements respirent l’uniformité, la tenue finale de l’actrice se rebelle contre les codes, abandonne l’apparat tiré à quatre épingles et retrouve une fureur de vivre prête à enflammer le monde. Finalement lasse d’attendre que la réalité s’impose, Tilda prend les choses en main et embrase le rêve. Devenue une Ariane libérée, elle coupe le dernier fil, le dernier lien pour s’émanciper enfin et se donne une porte de sortie qu’elle franchira dans toute sa grandeur, dans toute sa dignité retrouvée.
Camille Sainson
The Human Voice. Film hispano-américain (2020) de Pedro Almodóvar. Scn. : Pedro Almodóvar, d’après la pièce de Jean Cocteau. Dir. Phot. : José Luis Alcaine. Mus. : Alberto Iglesias. Mont. : Teresa Font. Int. : Tilda Swinton. Prod. : Agustin Almodóvar, Esther Garcia pour El Deseo et Film Nation Entertainment. Durée : 0h30. Disponible sur FilmoTV.