Critiques de films Mektoub My Love : Canto Uno d'Abdélatif Kéchiche

Publié le 31 mars, 2018 | par @avscci

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Critique – Mektoub my love : Canto uno d’Abdellatif Kechiche

Chronique d’un été

Comme La Vie d’Adèle, Mektoub my love est un roman d’apprentissage. Et comme dans La Vie d’Adèle, on nous annonce la couleur dès les premiers plans. Abdellatif Kechiche était parfois décevant dans son film précédent, quand il filmait les scènes de sexe avec beaucoup moins de sensualité que les visages ou les paysages. Il commence Mektoub my love en imposant dès l’abord son regard d’artiste, avec aplomb, dans une longue séquence d’amour l’après-midi, cette fois totalement réussie. Cette séquence est regardée secrètement par Amin, personnage principal et alter ego du cinéaste. Ce sera, au sens propre, le roman d’apprentissage d’un voyeur. D’un voyeur, donc, évidemment, d’un cinéaste. Pendant trois heures (c’était la durée de La Vie d’Adèle) son point de vue nous occupera, son étude du monde. Comme Adèle, Amin est naïf, intelligent, avide de vivre. Comme elle, il est maladroit et suscite le désir physique, malgré lui. Et comme elle, plus nettement encore, il est l’occasion d’un autoportrait. 

Nouveau cycle

Comment ne pas reconnaître dans ce jeune homme timide, son regard sur les femmes, son amour du cinéma, une figure autobiographique ? Le film se passe à Sète, Kechiche a passé son enfance à Nice. Kechiche est né en 1960. Mektoub my love se passe en 1994. Le personnage du film a donc vingt ans au moment où Kechiche en avait déjà trente-quatre. La chronologie et la géographie sont donc un peu brouillées. Mais ce n’est qu’un leurre. Dans Les Quatre Cents Coups, tourné en 1958, Antoine Doinel vivait avec à peu près le même décalage ce que le jeune Truffaut avait vécu en 1944. Kechiche a souvent dit combien les aventures d’Antoine Doinel étaient importantes pour lui. Après ces trois premières heures le cinéaste annonce une deuxième, puis une troisième partie. Il l’avait fait pour La Vie d’Adèle, mais ses relations difficiles avec ses comédiennes ont bloqué cette ambition. Nouveau cycle cette fois, et peut-être Kechiche ira-t-il jusqu’au bout.

La Vie d’Adèle était l’adaptation d’une bande dessinée, Le bleu est une couleur chaude, de Julie Maroh. Le film était assez fidèle à l’œuvre originale. Mais Kechiche y ajoutait un souffle, une durée, une ampleur, des qualités et des défauts qui n’appartiennent qu’à lui. Mektoub my love est aussi une adaptation, celle du roman de François Bégaudeau, La Blessure, la vraie publié chez Verticales en 2011. On voit mal ce qui reste du roman de Bégaudeau dans le film. Ce ne fut probablement qu’un prétexte pour démarrer le projet. Ensuite, les péripéties de ce projet, annoncé dès 2011, donc avant La Vie d’Adèle, ont entretenu la petite chronique du cinéma. Sept ans de polémiques et de contrordres, renforcés par l’annonce en juin 2017 de la mise aux enchères de la Palme d’Or de 2013 pour boucler le financement du film. À l’arrivée, le nouveau Kechiche est surtout un objet rare, précieux, éblouissant, une exception forte dans le cinéma français d’aujourd’hui.

Le destin d’Amin

C’est la chronique d’un été. Jeunes gens et jeunes filles, plage, soleil, drague. Sensualité toujours, comme chez Jean Renoir, avec un regard sur les corps dans la chaleur qui a gêné déjà une partie des premiers spectateurs du film, au festival de Venise de l’automne 2017. La caméra, souvent, nettement, glisse et s’attarde sur les fesses des filles en maillot, en robe légère. Après la première scène d’amour dont nous avons parlé, Kechiche ne cesse, comme son personnage, Amin, de regarder et d’admirer la splendeur physique des jeunes femmes de l’été. Il filme aussi longuement de très beaux garçons, mais sa passion pour eux n’est pas comparable. Voilà donc ce qu’on reprochera sans doute au cinéaste. Le crime du regard, ce fameux male gaze, le regard du mâle, qu’a décrit en 1975 la critique américaine Laura Mulvey. Dans ces moments cruciaux de prise de parole et d’action contre les insultes et les violences faites aux femmes, certains confondront probablement Kechiche et les porcs qu’on balance à juste titre. Kechiche étant un homme passionné, aux sentiments violents, un cinéaste qui s’est disputé déjà avec tant de gens, sa position est difficile. Il ne veut plus rencontrer la presse, a mis en cause publiquement depuis des années la moitié des professionnels du cinéma. Il faut donc encore plus insister sur un fait incontournable. Kechiche est aujourd’hui l’un des plus grands maîtres du cinéma. En 2013, le destin d’Adèle, jeune fille simple, simple seulement en apparence, comme la Marianne de Marivaux, devenait une saga individuelle, sensuelle, sentimentale, comme on en avait rarement vues. En racontant le destin d’Amin, photographe inaccompli, scénariste débutant, amoureux bourré d’hésitations, admirateur éperdu et maladroit de la beauté des corps et des paysages, Kechiche est à la hauteur d’autres maîtres. Truffaut déjà cité, Pialat dans À nos amours, Bergman dans Monika. Et il est surtout fidèle à son propre itinéraire cinématographique. Les cinq films précédents étaient La Faute à Voltaire en 2000, L’Esquive en 2003, La Graine et le Mulet en 2007, Vénus noire en 2010, où il regardait l’horreur en face et La Vie d’Adèle couronné par une Palme d’or, remise par Spielberg. Aujourd’hui, avec Mektoub my love, il peint une fresque dans la continuité de ses travaux précédents.

Mektoub, my love : Canto Uno d'Abdellatif Kechiche

Lyrique et baroque

Les trois heures de Mektoub my love, cette amplitude de temps c’est la signature même de Kechiche. Pour bien montrer, bien regarder, il lui faut la durée. Comme pour Amin, qui passe une nuit entière dans une bergerie à attendre la naissance d’un agneau en s’imprégnant de chaque bruit, de chaque odeur, de chaque murmure dans un élan poétique. Exaltation adolescente et passion du preneur d’images. Si Amin est central, aucun des nombreux personnages du film n’est laissé de côté par Kechiche. Les autres personnages, filles et garçons, parents, sont l’occasion de portraits complexes, attentifs, incarnés par des artistes tous inconnus, à l’exception de Hafsia Herzi. Il faut donc citer les noms de Shaïn Boumedine, Ophélie Bau, Salim Kechiouche, Lou Luttiau et Alexia Chardard et attendre de les revoir dans les deux autres films annoncés. Il faut remarquer aussi que Kechiche laisse cette fois de côté tout discours social, toute démonstration politique. Dans le présent de l’été, ne comptent que les sentiments, les rêves, les espérances.

Avec sa vitalité, sa mélancolie, son sens du rythme, avec sa fureur de filmer, les défauts de ce grand cinéaste font partie de lui, et peut-être de son style même. L’exagération, la maladresse enthousiaste, le font ressembler à beaucoup de ses personnages. Il nous montre leurs tâtonnements, leurs erreurs, leur intelligence, leur énergie, les aléas de leur destin. Combien de cinéastes, en France ou ailleurs, réussissent dans cette ambition temporelle, romanesque, en happant à ce point l’attention du spectateur ? Épopées individuelles ou collectives, combien en a-t-on vues au cinéma d’une telle ampleur ? À la fois lyrique et baroque, le cinéaste nous envoie de petits signes pour bien montrer où il se situe. Les contre-plongées verticales d’À propos de Nice de Jean Vigo (1930) sont citées par le Niçois Kechiche. Et la mère d’Amin vient le secouer dans sa chambre. Il fait trop beau, trop chaud, pourquoi perd-il son temps enfermé dans le noir à regarder des images ? Quelles sont donc ces images, qu’on voit un instant sur l’écran ? Ce sont les scènes du soldat torturé par les gaz hilarants dans Arsenal, le film de 1929 du Soviétique Alexandre Dovjenko. Sensuels, révoltés, matérialistes, génies du montage, Vigo et Dovjenko ne sont pas de mauvais maîtres.

René Marx

Réal. : Abdellatif Kechiche. Scén. : Abdellatif Kechiche et Ghalia Lacroix d’après La Blessure, la vraie de François Bégaudeau. Phot. : Marco Graziaplena. Prod. : Amedeo Bacigalupo, Donatella Botti, Ginevra Elkann, Abdellatif Kechiche, Riccardo Marchegiani, Francesco Melzi d’Eril, Michel Merkt, Ardavan Safaee, Jérôme Seydoux. Dist. : Pathé Distribution. Int. : Shaïn Boumedine, Ophélie Bau, Salim Kechiouche, Lou Luttiau, Alexia Chardard, Hafsia Herzi, Kamel Saadi, Estefania Argerich. Durée : 2h55. Sortie France : 21 mars 2018

 

 




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