Sirāt
Sirāt
Le cinéma est devenu au fil du temps un art soumis à des règles strictes et à des
procédures rigoureuses dont les modes de financement ont imposé un soin
primordial au stade de l’écriture, plus déterminant que jamais. Pour la simple
raison que c’est le scénario qui sert à déclencher les aides, subventions et autres
subsides. Les auteurs savent donc mieux que personne combien il est important
de trouver les mots justes et d’établir un subtil équilibre afin d’obtenir les
financements nécessaires et suffisants. Quitte à favoriser un cinéma convenu et
peu enclin à l’audace. Pourtant, comme dans beaucoup de domaines, ce sont les
exceptions qui confirment la règle. En l’occurrence, des œuvres atypiques qui
brandissent leur audace comme un argument de choc et osent surprendre par
leur singularité en transgressant les règles établies. Sirāt appartient à cette
catégorie qui engendre chaque année des œuvres qu’on est tenté de qualifier de
prototypes par leur capacité à transgresser les limites du cinéma traditionnel.
Son point de départ aurait sans doute plu au Michelangelo Antonioni de
L’Avventura (1960) dans lequel un homme à la recherche de son épouse sur une
île perdait de vue l’objet de sa quête au contact d’une amie qui remplaçait la
disparue. Dans Sirāt, ce sont un homme et son petit garçon qui débarquent dans
un rave-party où ils espèrent retrouver la trace de la fille aînée absente depuis
des mois après avoir participé à l’un de ces happenings musicaux. Mais lorsque les
forces de l’ordre débarquent pour disperser les fêtards indésirables, le père et
son fils décident de suivre quelques camions et camping-cars qui mettent le cap
vers une destination beaucoup plus lointaine où la rumeur annonce un autre
rassemblement de “teufeurs”.
Raves et rêves dans un cadre minéral
Sirāt fait partie de ces rares films où tout peut arriver. À commencer par
l’inimaginable, avec des ruptures de ton destinées à bousculer le spectateur en
l’extirpant de sa zone de confort. Adepte d’un cinéma qu’on pourrait qualifier
d’ultra-sensoriel, Óliver Laxe se fait une très haute idée du cinéma dont il
explore toutes les pistes en actionnant le potentiel inhérent à ses multiples
composantes. Ses films précédents, Vous êtes tous des capitaines (2010),
Mimosas, la voie de l’Atlas (2016) et Viendra le feu (2019), lui ont d’ailleurs valu
respectivement le prix de la Fipresci, le grand prix de la Semaine de la critique
et le prix du jury Un certain regard à Cannes. Quant à sa conception du cinéma,
elle s’appuie sur une symbiose de toutes ses composantes et des
correspondances sophistiquées entre l’image, le son et la musique. Le cadre de
Sirāt s’y prête d’autant mieux que le film fait rimer raves et rêves dans un cadre
minéral où des enceintes monumentales diffusent une musique techno amplifiée
par un cadre naturel qui invite littéralement les participants à faire corps avec
les éléments dans une vaste communion païenne. L’occasion pour le cinéaste de
décrire une véritable cour des miracles composée de marginaux et de laissés-
pour-compte qui ne semblent vibrer qu’au rythme des sensations et des émotions
que leur donnent à partager ces rassemblements le plus souvent clandestins
surveillés comme le lait sur le feu par des policiers, des gendarmes et parfois
des soldats toujours prêts à intervenir sous couvert de préserver la quiétude
ambiante. Une excuse le plus souvent inepte, dans la mesure où ces happenings
géants se déroulent en général à l’écart des zones d’habitation. Le film insiste
d’ailleurs sur cette absurdité en entraînant ses protagonistes jusqu’aux confins
du désert. Précisons que dans la croyance islamique, Sirāt désigne le pont à
franchir pour accéder au Paradis éternel. Dès lors, la seconde partie du film
adopte la forme d’un road movie millénariste où la patrouille perdue s’égare dans
un décor apocalyptique hérissé des vestiges d’une guerre invisible.
Un microcosme saisissant
Sirāt est une œuvre polysémique conçue à la manière d’une transe collective qui
commence comme une grand-messe festive, nous entraîne jusqu’au bout du monde
avec une horde de proscrits et s’achève dans un univers désolé qui évoque le
cadre de Mad Max. Le casting constitue une composante essentielle du film, le
père désespéré campé par Sergi López émergeant de sa détresse pour suivre ces
damnés de la terre qu’on pourrait qualifier de punks par leur marginalité assumée
vis-à-vis d’une société qui a ostracisé ces freaks le plus souvent victimes de
handicaps physiques. Dès lors, le film revendique un propos plus vaste sur notre
société, à travers un microcosme saisissant confronté à la barbarie ambiante.
Acculés à une fuite perpétuelle, ces marginaux magnifiques vont se trouver
confrontés à une nature sans pitié qui renvoie à la fois à la fin du monde et à ses
origines, sous la menace aveugle d’une mort omniprésente. Cet itinéraire âpre,
Óliver Laxe le sublime en jouant de l’alchimie entre des images grandioses
filmées en 16mm et une bande son qui joue autant sur les bruitages que sur la
musique du compositeur français Kangding Ray qui lui a valu un Cannes
Soundtrack Award judicieux.
Jean-Philippe Guerand
Film franco-espagnol d’Óliver Laxe (2025), avec Sergi López, Bruno Núñez
Arjona, Jade Oukid, Tonin Janvier. 1h55.