Rêves
Une lycéenne plutôt réservée tombe amoureuse d’une de ses enseignantes dont
elle se met à interpréter le moindre geste comme un signe d’encouragement. Dès
lors, elle confie à son journal intime les sentiments qui l’agitent et les sensations
qui la submergent, quitte à enjoliver parfois la réalité… De ce point de départ qui
aurait pu donner lieu à une chronique adolescente comme on en a souvent vues,
Dag Johan Haugerud tire un film en fait beaucoup plus ambitieux, à travers les
rapports privilégiés de la donzelle avec sa mère et sa grand-mère qui l’ont élevée
dans la tradition familiale d’un féminisme plus raisonné que vindicatif. Trois
générations conditionnées par leur époque qui manifestent des réactions à
géométrie variable par rapport à une situation intemporelle : le premier amour.
La déraison du cœur
Ce propos va de pair ici avec la complicité de ces trois femmes et l’application
habile d’une grille psychanalytique qui justifie le titre du film : Rêves. Il s’agit là
en effet du dernier pan d’une Trilogie d’Oslo que cet été va nous permettre de
découvrir dans son intégralité. Un geste cinématographique puissant qui a débuté
avec Désir (sortie le 16 juillet), triplement primé à Berlin en 2024, puis s’est
poursuivi avec Amour (sortie le 9 juillet), sélectionné à Venise quelques mois plus
tard. Rêves a décroché quant à lui l’Ours d’or à Berlin cette année et mis en
lumière l’œuvre encore méconnue d’un compatriote de Joachim Trier, récemment
couronné à Cannes pour Valeur sentimentale. Une aubaine pour le cinéma de cette
Norvège qui ne compte que cinq millions et demi d’habitants et a longtemps été
occulté par ses grands voisins scandinaves que sont la Suède et le Danemark
voire nordiques comme la Finlande et l’Islande. Chacun de ces films, programmés
paradoxalement dans l’ordre inverse de leur présentation initiale, est
indépendant des deux autres et met en scène des protagonistes différents, avec
pour seul fil rouge une thématique universelle et pour cadre récurrent la capitale
norvégienne. Rêves n’est pas une banale d’histoire d’amour. D’ailleurs, on n’en
découvre que quelques bribes éparses à travers le récit qu’en dresse cette
adolescente confrontée à un véritable séisme sentimental qui la submerge et
dans lequel elle projette tous ses fantasmes d’adolescente en consignant chaque
instant à l’insu de ses proches dans des carnets dont ses aînées vont lui envier la
qualité littéraire. Tout l’intérêt du film réside dans le décalage qui s’instaure peu
à peu entre la réalité objective des faits, dont il ne nous montre que des
fragments épars, et l’interprétation qu’en tire la jeune fille aveuglée par ses
désirs qu’elle ne maîtrise plus. La mise en scène s’avère à ce titre exemplaire par
son usage calculé des ellipses, puisqu’elle nous associe exclusivement au point de
vue de l’élève et ne nous fait entrevoir celui de sa maîtresse (terme dont le
double sens est particulièrement indiqué ici), le plus souvent absente, que de
façon anecdotique. Comme si leur intimité nous était interdite et s’arrêtait au
seuil de la chambre à coucher. Le tout confronté au décryptage méthodique de
ce journal intime dont la mère et la grand-mère perçoivent l’expression unique à
travers sa façon d’aborder ses élans du cœur avec une fraîcheur aussi dénuée de
calcul que désarmante. Cette confession sincère constitue aussi de sa part un
geste créatif que seules autorisent l’innocence et la spontanéité de la jeunesse.
Esprit d’escalier
Le sexagénaire Dag Johan Haugerud réussit la prouesse d’endosser ces multiples
points de vue avec le même naturel, qui plus est en s’identifiant à un quatuor de
personnages féminins avec lesquels il ne partage a priori pas grand-chose, hormis
une fascination dévorante pour le langage. Par ailleurs romancier, il saupoudre à
travers son art de la mise en scène des éléments psychanalytiques
particulièrement judicieux qui témoignent d’un travail fouillé en amont. À
commencer par cette obsession des escaliers qui traverse discrètement son film
et évoque sur un mode épuré certaines images symboliques en vogue sous l’ère
freudienne du cinéma hollywoodien des années 40, du cauchemar de La Maison du
Docteur Edwardes (1945) d’Alfred Hitchcock imaginé par Salvador Dali à
certaines parenthèses oniriques de La Double Enigme (1946) de Robert Siodmak
ou du Secret derrière la porte (1948) de Fritz Lang. Le réalisateur tisse ainsi sa
toile autour de ses protagonistes et nous offre de nous allonger sur son canapé
en dévidant peu à peu sa pelote à un rythme dont il demeure l’unique ordonnateur.
Image d’autant plus saisissante qu’elle renvoie aux cours de tricot que
l’enseignante prodigue à sa jeune élève enamourée. La façon dont le réalisateur
finit par déconstruire méthodiquement son scénario en passant à la question
chacune de ses protagonistes s’impose comme un modèle du genre qui auréole ce
dédale fascinant d’une rare virtuosité narrative. Précisons ici que nous
découvrons à cette occasion un cinéaste qui peut déjà se targuer d’un quart de
siècle de carrière.
Jean-Philippe Guerand
Drømmer. Film norvégien de Dag Johan Haugerud (2025), avec Ella Øverbye, Ane
Dahl Torp, Selome Emnetu, Ingrid Unnur Giæver. 1h50.