Critique

Publié le 20 octobre, 2022 | par @avscci

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Un couple de Frederick Wiseman

Le documentariste Frederick Wiseman revient à la fiction, pour la troisième fois de sa prolifique carrière de documentariste (après Seraphita’s Diary en 1982 et La Dernière Lettre en 2002). En duo avec la comédienne Nathalie Boutefeu qui cosigne le scénario, il se penche sur la complexité des relations de couple à travers celui, célèbre, formé par Sophia Behrs et Léon Tolstoï dans la Russie du XIXe siècle. S’appuyant sur des écrits d’époque (lettres et journaux intimes), les deux auteurs imaginent le monologue ardent que Sophia adresse à son mari depuis le jardin verdoyant d’une île sauvage.

Deux choses frappent d’emblée dans ce (court) long métrage. Son dispositif, d’abord, qui interroge la manière de filmer la parole, et plus encore : la parole qui n’attend pas de réponse, se déversant ininterrompue comme un filet d’eau tantôt joyeux, tantôt bouillonnant. Comment mettre en scène ce long monologue qui voit passer le personnage par tous les états émotionnels (de l’exaltation à la colère, du découragement au désespoir), en évitant les pièges du théâtre filmé ? Le cinéaste répond imparfaitement à la question, proposant de longs plans fixes sur le visage habité de son (exceptionnelle) actrice, variant les décors, s’attardant sur le paysage, refusant la facilité du flashback ou du contrechamp, et ce faisant, n’évitant pas une certaine staticité, mais pleinement au service d’un texte qui suffit souvent à tenir le spectateur en haleine.

Car, et c’est là le deuxième constat, les propos tenus par Sophia Tolstoï résonnent violemment avec les préoccupations du XXIe siècle. On y découvre en effet une femme tiraillée entre son amour pour son mari et son désir de vivre par et pour elle-même, épuisée par le sentiment d’être perpétuellement sacrifiée sur l’autel du grand écrivain, frustrée dans ses ambitions et jusque dans sa vie de famille, dont elle doit supporter seule toutes les contraintes. Lucide, lasse, intimement blessée, elle oscille entre la culpabilité (de n’avoir pu endosser tous les rôles à la fois) et la rage (de se voir imposer une tâche aussi insurmontable). Et à travers sa douleur, mêlée des sentiments qu’elle porte à son époux, c’est toute la complexité des rapports amoureux qui affleure avec une acuité clinique.

Marie-Pauline Mollaret.

Film documentaire français de Frederick Wiseman (2022), avec Nathalie Boutefeu. 1h03.




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