Critique

Publié le 8 décembre, 2022 | par @avscci

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Sous les figues d’Erige Sehiri

C’est à la Quinzaine des réalisateurs qu’après une solide carrière de courts métrages, couronné d’un long, tous documentaires, la réalisatrice franco-tunisienne Erige Sehiri a finalement dévoilé sa première œuvre de fiction. Bien évidemment, ce passage relativement soudain d’une tradition à une autre ne se fait pas sur une politique de la terre brûlée. Que ce soit dans les choix narratifs ou esthétiques, la carrière de l’auteure s’inscrit dans chaque plan et permet ainsi de poser un film qui s’en nourrit. 

Pendant dix ans, Sehiri a observé inlassablement un certain quotidien de la société tunisienne, sa caméra en a traversé tout le champ, des étudiants aux fonctionnaires jusqu’aux cheminots bien entendu (le protagoniste de son premier long métrage, La Voie normale), sans oublier sa propre famille. En passant dans le registre de la fiction, la cinéaste reste parfaitement fidèle aux inspirations, aux thèmes, et même à la méthode acquise par le documentaire. Sous les figues reprend en mode fictionnelle la même vision, et les mêmes préoccupations, construites autour de l’observation d’un pays en pleine mutation depuis sa révolution.

Si Sehiri ne provient nullement du théâtre, et si Sous les figues ne semble guère s’y rattacher à première vue, l’intrigue respecte pourtant l’un des principes les plus connus de la grande époque classique du théâtre français : unité de temps, de lieu et d’action. Soit un emplacement unique, un champ recouvert de figuiers, et une action concentrée : une journée de travail où des employés vont sous le soleil récolter des figues sous le regard parfois désapprobateur du (trop) jeune patron, clairement héritier de la fortune. Les protagonistes, femmes et hommes mélangés, de tout âge, discutent de tout et de rien tout en travaillant, leurs dialogues portant de fait les enjeux et les actions du récit. L’auteure, qui a écrit le scénario, ne renonce pourtant pas à ses premiers amours documentaires. Cette influence est parfaitement visible dans le principe même du récit. A peu de choses près, le long métrage pourrait parfaitement passer (du moins du point de vue narratif) pour un documentaire construit autour du travail de ces ramasseurs de figues. Le mélange même entre la description du labeur et les conditions plus intimes de leur vie privée ou sentimentale rappelle parfaitement le système des précédentes œuvres de Sehiri. La journée de travail dépeinte dans Sous les figues est prise dans son aspect symptomatique, et elle n’est aucunement traitée sur un mode dramatique. Les événements qui la ponctuent n’ont rien d’extraordinaire en soi et tout le scénario reste contenu dans des limites (des gens qui bavardent en travaillant) qui aurait totalement pu former la matière d’un des courts ou moyens métrages documentaires de la réalisatrice. Mais ces bases réalistes n’ont, bien évidemment, jamais été un frein à la fiction.

Et donc, maintenant que le décor est posé, que peuvent bien raconter ces protagonistes, jeunes et moins jeunes ? En premier lieu, mais pas nécessairement de manière exclusive, des histoires de cœur. Sous les figues peut en effet être envisagé comme une carte du tendre tunisienne, où la cinéaste semble ranimer, par les dialogues, l’art délicat et discret du marivaudage. Mais, bien entendu, il n’en est rien. Rapidement, derrière la superficialité de façade de certains dialogues sentimentaux (« Dois-je lui parler ? », « M’a-t-il oubliée ? ») se dessinent des questions vitales, sociétales, sur la place des femmes, l’hypocrisie de leur environnement. Le récit se déploie sur le mode de la pression sourde, constante, qui explose finalement dans un monologue libérateur de la principale protagoniste féminine, où la parole est utilisée sur le mode de la délivrance personnelle. Ce qui pointe, au début de manière sourde, puis avec une évidence de plus en plus franche, est une analyse politique d’autant plus acérée qu’elle se présente en pointillés. Derrière le jeune patron faussement détendu, qui badine avec l’une de ses employées, se tient le détendeur des rémunérations, de l’argent dont tous ont besoin pour survivre. Sa posture impose une division capitaliste féroce des protagonistes. Sous les figues semble pensé comme un scanner, ou les discussions et actions des travailleurs et travailleuses font finalement surgir un portrait complet de la Tunisie actuelle, portrait où le privé et le politique s’emboîtent sans aucune séparation, et où l’affrontement des générations, encore feutrée, pose une autre ligne de séparation.

La réalisation se met au diapason avec un principe simple, en théorie, mais pas si évident que cela dans la pratique : une mise en scène concentrée de manière presque exclusive, obsessionnelle, sur les visages des multiples personnages. Le paysage, sa beauté et son espace sont un regardés au début du récit, pour être ensuite presque entièrement oubliés, mis en retrait derrière les expressions et les discussions de travailleurs. Le point de vue est radical mais cohérent : ce magnifique coin de Tunisie n’est, pour les protagonistes, qu’un lieu de labeur, souvent pénible. La cinéaste évite, en toute logique, une esthétisation qui aurait créé une expérience presque touristique. Elle semble surtout dévouée à la création d’une étrange réalité, où le soleil, la beauté, le badinage en apparence léger, porte un monde où la gravité est cachée, mais pas moins réelle. La logique narrative reprend même cette idée dans la construction du récit, qui démarre avec le matin et finit le soir, à la fin de la journée de travail. Une journée comme une autre donc… Et, malgré les quelques événements ou décisions qui l’émaillent, notamment celle de la jeune femme au cœur du film qui décide d’abandonner le flirt avec le jeune patron superficiellement sympathique, toute l’intrigue semble effectivement se dérouler sur le mode de la chronique. Cette dimension non événementielle constitue potentiellement le cœur du discours de Sehiri. Tout le monde parle, échange, dans un dialogue relativement ouvert, mais rien ne change. Une pesanteur maintient cloué au sol les aspirations, le changement. Le patron paye ses employés, chacun reste à sa place malgré une ouverture faussement apparente, et le quotidien reprendra le lendemain. Un fonctionnement régulier, quotidien, un travail routinier, mais où l’auteure lit peut-être le surplace de la Tunisie et de sa révolution.

Finalement, on l’aura clairement compris, Sous les figues dessine un prolongement fictionnel parfaitement cohérent, à la fois dans la narration et les thématiques, avec les précédents documentaires de la cinéaste. En posant un pied dans la fiction, elle n’a rien abandonné, et son œil demeure celui d’une anthropologue de son pays, fasciné par un quotidien du travail qui, souvent, porte l’intime d’une vie, si l’on sait regarder au bon endroit. Et il est évident, depuis un petit moment, que c’est le cas de Sehiri.

Pierre-Simon Gutman

Film tunisien d’Erige Sehiri (2022), avec Ameni Fdhili, Fide Fdhili, Feten Fdhili. 1h32.




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