Enquête La Fausse suivante de Benoît Jacquot

Publié le 13 janvier, 2022 | par @avscci

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Quand le cinéma marivaude

« SILVIA : (…) Tu peux te passer de me parler d’amour, je pense.
DORANTE : Tu pourrais bien te passer de m’en faire sentir, toi.
SILVIA : Ah ! Je me fâcherai ; tu m’impatientes. Encore une fois, laisse là ton amour.
DORANTE : Quitte donc ta figure. »

Qu’est-ce que le marivaudage ?

Comment parler du marivaudage sans évoquer son créateur : Marivaux lui-même. Écrivain, journaliste, mais surtout dramaturge français du XVIIIe siècle, il se fait notamment connaitre avec ses comédies italiennes. Auteur prolifique, il n’écrit pas moins d’une cinquantaine d’œuvres. Son style particulier donnera naissance au verbe « marivauder » et bien entendu au terme de « marivaudage » et ce, de son vivant ! À l’époque, cela avait un côté un peu péjoratif, on renvoyait ainsi à l’écriture galante et précieuse de Marivaux dans l’expression des sentiments. Loin d’aller droit au but, ses personnages ont tendance à discourir sans fin sur leurs problèmes de cœur, alliant vocabulaire guindé et expressions triviales. Le marivaudage se rapproche donc du badinage, mais aussi du libertinage ! Ce n’est qu’après 1850 que le terme va devenir positif, renvoyant désormais à la galanterie, aux jeux de séduction subtils et délicats.

Dans la plupart de ses pièces, Marivaux traite de l’amour bien entendu, mais il dénonce également les inégalités de classes, faisant du duo maître-valet une constante, au même titre que l’utilisation de déguisements qui vont parfois jusqu’aux travestissements. Citons quelques-uns de ses écrits les plus connus ; Le Jeu de l’amour et du hasardLe Petit Maître corrigéLa Fausse SuivanteLa Vie de Marianne ou encore Le Paysan parvenu. Devenu un classique de la littérature, Marivaux fait l’objet de nombreuses études et est encore représenté dans plusieurs théâtres. Ayant intégré le répertoire de la Comédie Française, sa pièce Le Petit Maître corrigé a retrouvé le chemin des planches en 2016. Près de 300 ans après sa publication et alors qu’elle avait été très vite retirée de l’affiche pour son caractère révolutionnaire, la pièce est réhabilitée. Clément Hervieu-Léger, metteur en scène de la pièce, nous explique : « [A l’époque] la première représentation se passe très mal, il y a une cabale, Marivaux a des ennemis, Voltaire d’un côté, Crébillon de l’autre, la pièce est un échec et ne sera jouée que deux fois. (…) Qui prend en charge la tâche de corriger cette aristocratie arrogante ? Les valets, et donc le peuple. On se dit que 1789 n’est pas loin. »

Loin d’être un simple spectateur de son époque, Marivaux était un auteur engagé. Ses figures, certaines très connues comme Arlequin, usent du langage pour dénoncer subtilement les inégalités de leur époque. Le dramaturge semble avoir pour credo la devise de la comédie « castigat ridendo mores » (corriger les mœurs en riant) en mélangeant avec adresse le théâtre italien de la comedia dell’arte et le théâtre français plus littéraire. Utilisant le masque et le mensonge pour créer des situations cocasses et burlesques, Marivaux parvient à faire du langage un outil de contestation. Ses personnages, souvent trop effrayés à l’idée de dévoiler leurs sentiments au grand jour se déguisent et se maquillent, métaphore de l’auteur qui lui aussi dissimule ses propos subversifs derrière des masques.

La Fausse suivante de Benoît JacquotLes adaptations

Adapter une technique littéraire au cinéma n’est jamais évident. L’avantage du marivaudage c’est qu’il peut aisément être transposé à l’oral puisqu’il provient originellement d’un dialogue théâtral. Caractérisées de « comédies amoureuses spirituelles », les pièces de Marivaux misent sur le langage comme nous l’avons vu plus haut. En voici un exemple :

« SILVIA : Vous avez fondé notre bonheur pour la vie en me laissant faire, c’est un mariage unique, c’est une aventure dont le seul récit est attendrissant, c’est le coup de hasard le plus singulier, le plus heureux, le plus…
MARIO : Ha, ha, ha, que ton cœur a de caquet, ma sœur, quelle éloquence ! »

Extrait de la pièce la plus connue de son répertoire, Le Jeu de l’amour et du hasard, celle-ci a, par exemple, eu droit à une dizaine d’adaptations, allant de Monsieur Hector, réalisé par Maurice Cammage en 1940, au téléfilm Que d’amour ! de Valérie Donzelli (2014) en passant par une représentation dans L’Esquive d’Abdellatif Kechiche, sorti en 2003. Cette histoire de chassés-croisés libertins entre valets et maîtres déguisés allie quiproquos, sous-entendus et révélations finales. Si Marivaux respecte les codes de la bienséance en remettant tous ses personnages à leur place dans les dernières pages, il dénonce quand même la hiérarchie sociale. Six ans auparavant, le dramaturge avait usé des mêmes rouages pour sa pièce La Double Inconstance qui s’est retrouvée adaptée pour la télévision pas moins de cinq fois !

Benoît Jacquot semble s’être spécialisé dans l’adaptation de grands classiques de la littérature. En effet, il a réalisé des œuvres s’inspirant des écrits de Dostoïevski, de Marguerite Duras ou encore d’Henry James. S’ajoutent à cela un attrait certain pour le théâtre puisqu’il transpose à l’écran des pièces de Musset, Corneille, mais aussi, bien entendu, de Marivaux. Il réalise en effet La Vie de Marianne pour la télévision en 1995 et La Fausse Suivante pour le cinéma cinq ans plus tard. Il parvient pour l’occasion à réunir de beaux castings avec notamment Virgine Ledoyen, Melvil Poupaud, Sylvie Milhaud et Marcel Bozonnet pour le premier, et Isabelle Huppert, Sandrine Kiberlain, Mathieu Amalric et Pierre Arditi pour le second. Costumes d’époque, décors de châteaux, le cinéaste fait la part belle à la reconstitution historique et choisit donc la fidélité aux écrits de Marivaux.

L’écrivain français a suscité et suscite encore aujourd’hui l’intérêt des cinéastes pour la modernité de ses pièces et sa grande justesse pour décrire les sentiments amoureux. Mais ses particularités langagières et stylistiques se sont répandues à travers la littérature jusqu’à se retrouver exploitées par d’autres auteurs, et comment en ont forcément découlé de nouvelles œuvres cinématographiques, qui, si elles ne sont plus des adaptations des pièces de Marivaux, restent des adaptations du marivaudage.

Valmont de Milos FormanL’utilisation du genre à travers le temps

Le marivaudage ne se cantonne donc pas qu’aux adaptations des écrits de Marivaux. En effet, rien qu’en littérature, d’autres auteurs n’hésitent pas à en faire usage. Au cinéma, les transpositions d’intrigues au XVIIIe siècle font la part belle à cette technique littéraire, les dialogues acquérant ainsi une certaine préciosité proche de l’idée que nous nous faisons du français d’il y a trois cents ans. Prenons pour exemple l’adaptation du roman épistolaire de Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, par Stephen Frears en 1988. Il est intéressant de noter que le réalisateur s’est associé à Christopher Hampton pour l’écriture du scénario, ce dernier ayant mis en scène le roman au théâtre peu de temps auparavant (avec Bernard Giraudeau et Caroline Cellier dans les rôles principaux). Double adaptation donc, des lettres au théâtre puis au cinéma. Trois médiums différents, une seule et même histoire, celle de deux libertins manipulateurs tentant de dépraver ceux qui les entourent. Usant du marivaudage dans leurs dialogues, ce dernier est habilement retranscrit à l’écran dans le film de Frears.

« Or, est-il vrai, Vicomte, que vous vous faites illusion sur le sentiment qui vous attache à Madame de Tourvel ? C’est de l’amour, ou il n’en exista jamais : vous le niez bien de cent façons ; mais vous le prouvez de mille. »

Un an après la sortie du long métrage de Frears, c’est Milos Forman qui adapte, plus librement cette fois, le fameux roman de Choderlos de Laclos. Intitulant son œuvre : Valmont, le réalisateur déclare : « Je savais que le film de Frears sortirait avant le mien, car mon type de travail est fondé sur la durée, sur la préparation la plus longue et la plus minutieuse possible ». Reprenant les grandes lignes de l’œuvre originale, il se démarque par son choix de changer la fin et par sa prise de liberté en inventant tout ce qui se passe au-delà des lettres. Toutefois, il n’obtiendra pas autant de récompenses que son concurrent ni le même succès au box-office. Finalement, Les Liaisons dangereuses fera l’objet d’une dizaine d’adaptations pour le grand écran et de sept adaptations télévisuelles. Si elles sont parfois transposées à notre époque, c’est lorsque les films gardent le XVIIIe siècle pour décors que le marivaudage reste le plus prégnant. La volonté des réalisateurs étant de se rapprocher un maximum de l’histoire originale, les dialogues ont pour but de retranscrire l’aura de cette époque, donc de garder tout le précieux badinage dont font preuve les personnages.

Mentionnons bien sûr le film à l’affiche de notre numéro : Benjamin ou les Mémoires d’un puceau réalisé par Michel Delville en 1968. C’est avec Nina Companeez, qu’il écrit le scénario, racontant les débuts amoureux de Benjamin au cœur de la société libertine du siècle des Lumières. Mêlant mensonges, masques et tromperies, l’histoire voit nos personnages en quête d’amour tomber dans les pièges des uns et des autres. Si le cinéaste choisit la reconstitution historique comme cadre pour son film, il se laisse toutefois une marge de liberté. Il explique en effet : « Le XVIIIe est une époque que nous aimons bien, Nina Companeez et moi. Cela dit, ce XVIIIe siècle est, dans Benjamin, très stylisé. Les costumes sont débarrassés de toute dentelle superflue et les femmes ne portent pas de perruques blanches. Jamais nous n’avons essayé non plus de faire, par exemple, des reconstitutions de tableaux célèbres. Nos extérieurs, d’ailleurs, sont beaucoup plus clairs et ensoleillés que les tableaux de Watteau ou de Fragonard. Là, nous sommes plus près, je crois, et à dessein, du XIXe. C’est à dire, le romantisme. Presque, déjà, l’impressionnisme… »

Mademoiselle de Joncquières d'Emmanuel MouretCinquante ans plus tard, c’est au tour d’Emmanuel Mouret de faire revivre le XVIIIe siècle à l’écran avec son film Mademoiselle de Joncquières. Les mêmes mécanismes sont ici mis à l’œuvre, un marquis libertin tente de séduire et de dépraver une jeune femme innocente. Costumes, décors, dialogues, tout est transposé dans l’époque du marivaudage, les sentiments sont extériorisés, maniérés, et les intrigues amoureuses sont au centre de l’œuvre. « Aimer, séduire, manipuler, intriguer, se venger » c’est ce que nous vend l’affiche du film, propos qui pourraient sans problème figurer en quatrième de couverture d’une pièce de Marivaux.

De la même manière que dans les films de Frears ou de Forman, Emmanuel Mouret puise son inspiration d’un roman, adaptant ainsi Jacques le fataliste et son maître de Denis Diderot. Celui-ci a déjà fait l’objet d’une adaptation par Robert Bresson en 1945 avec son film Les Dames du Bois de Boulogne, à la seule différence que Mouret décide de maintenir l’intrigue dans son siècle usant ainsi, lui aussi, de la reconstitution historique. C’est d’ailleurs un des points communs à tous ces films mentionnés ci-dessus, celui de faire le choix de maintenir l’intrigue au XVIIIe siècle. L’époque est en effet propice à l’utilisation du marivaudage dans les dialogues et à la mise en place de situations amoureuses libertines.

Le marivaudage, loin de se cantonner aux pièces de Marivaux, se retrouve également chez d’autres auteurs. Aussi bien dans les adaptations cinématographiques des pièces de Marivaux que dans des films ayant des intrigues au XVIIIe siècle. Notons finalement que, loin d’être une technique démodée, le marivaudage fait encore son chemin dans des œuvres contemporaines. Très apprécié par les cinéastes de la Nouvelle Vague, Éric Rohmer lui fait une place de choix dans son Conte d’été, parfait exemple de la réutilisation et réactualisation des dialogues précieux et du badinage.

Trois cents ans après sa création, le marivaudage parvient ainsi à se faire encore une place sur nos grands écrans en tant que symbole d’une époque, d’une société et d’un langage, symboles qui survivent et revivent grâce au cinéma…

Camille Sainson




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