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Publié le 24 mars, 2023 | par @avscci

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Numéro 702 – Le Faucon Maltais de John Huston

 

Dossier Le Faucon Maltais de John Huston

Humphrey Bogart, le prince de la désillusion

Parmi les hommes forts d’Hollywood, combien de beaux gosses à la haute stature qui sont assurés dès la première image de partir avec la fille du film lorsque tombera le panneau « The end », à moins que le scénario ne leur ait prévu une mort de légende ? Sans être un anti-héros, Humphrey Bogart impose une virilité plus complexe, que le logiciel d’Hollywood a mis longtemps à comprendre. Fort de ses blessures qui l’aident à trouver le chemin de la gloire et à attendrir les cœurs, il connaît une immense gloire posthume, à la mesure d’un acteur qui, bien avant le Nouvel Hollywood, fut l’un des premiers à questionner la crédibilité du rêve américain.

PAR ANTOINE SIRE

L’un des secrets du charme de Bogart réside dans le caractère souterrain de son élégance. Sa taille moyenne, son regard triste, sa voix un peu nasillarde sont loin des atours majestueux d’un Cary Grant, d’un Gary Cooper ou d’un Henry Fonda. Pourtant il est tout sauf un homme issu du peuple, et n’a d’ailleurs pas la gouaille effrontée d’un James Cagney. Fils d’un chirurgien nommé Belmont DeForest Bogart et d’une illustratrice à succès née Maud Humphrey, il grandit dans un univers à la fois aisé financièrement et sentimentalement peu impliqué : il ne se souvient pas avoir reçu un baiser de sa mère, et ses parents se désespéreront pendant toute sa jeunesse de ses échecs scolaires. De son père, il héritera surtout sa passion pour la mer et les bateaux. Il parlera souvent de son yacht, le Santana (qui avait précédemment appartenu à George Brent, Ray Milland et Dick Powell !), comme du véritable amour de sa vie. Le nom de Santana sera d’ailleurs donné à son éphémère société, qui produira cinq films avec l’acteur entre 1949 et 1954. C’est la marine américaine qui, pour ses 18 ans, a donné à Bogart son premier emploi et lui a permis d’entrer dans sa vie adulte. À bord du Leviathan, ex-paquebot allemand transformé en navire de transport de troupe, il connaîtra des conflits avec les gradés qui ne sont pas sans évoquer le climat d’Ouragan sur le Caine. Ils lui permettent aussi d’exercer cette nature provocatrice qui contribuent au succès du Faucon maltais ou de Casablanca, et faisait de lui un convive redouté des soirées hollywoodiennes, capable d’attentions sincères comme d’agressions verbales imprévisibles. Son expérience dans la Navy explique aussi la dextérité avec laquelle Bogart joue les marins et manie les cordages dans Le Port de l’angoisse ou Key Largo (où le bateau de pêche qui voit son affrontement avec Edward G. Robinson et sa bande est nommé Santana). La crédibilité de Bogart est ancrée dans un lien authentique avec les éléments, qu’on retrouve aussi chez cet autre marin qu’est Errol Flynn, ou dans l’intime connaissance des chevaux d’un Gary Cooper et d’un James Stewart.

Un métier ancré dans une solide expérience théâtrale

Lorsque Bogart débute au cinéma, il a presque dix ans de théâtre derrière lui. Il est déjà capable d’assumer des rôles importants comme c’est le cas dans Up the river (1930), le seul film qu’il ait tourné sous la direction de John Ford. Il joue plutôt un « good guy », un ex condamné issu d’un milieu aisé qui voudrait retrouver le droit chemin pour faire honneur à sa famille. Il sera aidé en cela par un copain de cellule, un caïd de la pègre faisant des allers-retours entre le monde libre et la prison (Spencer Tracy, qui deviendra le meilleur ami de Bogart même s’ils ne se retrouveront jamais à l’écran). Bogart débute à la Fox mais tourne aussi pour la Columbia, la Universal et la Warner de 1931 à 1932, avant de s’éloigner des écrans en 1933 et 1934. C’est par le théâtre qu’il reviendra au cinéma pour y obtenir son premier rôle marquant, celui de Duke Mantee, le dangereux évadé de La Forêt pétrifiée, réalisé par Archie Mayo (1936). Un rôle que la Warner destinait à Edward G. Robinson, alors même que Bogart l’avait tenu avec grand succès à Broadway. « Beaucoup de gens qui ont vu la pièce m’ont raconté que lorsque mon père entrait sur scène, on sentait que le public retenait son souffle. (…) Mon père travailla la démarche traînante d’un forçat qui avait eu les jambes entravées, et laissait pendre ses mains comme si elles avaient été récemment menottées. Voix glaciale. Regard cruel. (…) Pendant des années, les gens se sont souvenus du frisson parcourant le public qui avait l’impression de voir Dillinger entrer sur scène. », écrit Stephen, le fils d’Humphrey Bogart. Leslie Howard, son partenaire au théâtre, l’impose dans l’adaptation filmée. Le studio ne pourra que s’en féliciter, et lui offrira un contrat. La seconde fille de Bogart et Bacall sera nommée Leslie en hommage à l’acteur britannique, décédé en 1943 dans un avion abattu par la chasse allemande.

Les hésitations de la Warner

Le succès de La Forêt pétrifiée, aussi fort à l’écran qu’à la scène, marque pourtant un faux départ pour la carrière de Bogart. La Warner a perçu son indéniable présence à l’écran mais dans les premiers temps, elle l’utilise dans des rôles ne permettant guère d’exprimer sa personnalité. Soit il joue des personnages corrompus comme dans Menaces sur la ville (dans le milieu des camionneurs) et Les Anges aux figures sales, soit il joue des hommes du peuple victimes d’une fatalité, comme dans Une femme dangereuse, encore chez les camionneurs, où le surmenage provoque un accident qui lui fait perdre un bras. Mais dans Femmes marquées (1937) il est un procureur intègre et dans L’École du crime (1938), il incarne un sympathique travailleur social qui ramène dans le droit chemin une bande de jeunes délinquants incarnés par les Dead end Kids, que l’on retrouve aussi dans Les Anges aux figures sales. Ce sont eux les vedettes et Bogart, encore un peu gringalet, pas assez marqué, n’est que leur faire-valoir. Il est au cœur des films « sociaux » de la Warner, mais sans qu’on puisse réellement le trouver indispensable. C’est lorsqu’il est « prêté » à l’extérieur de son studio qu’il obtient peut-être, en 1937, ses rôles les plus intéressants. Dans Rue sans issue, réalisé par William Wyler pour United Artists, le malfrat qu’il incarne effectue, dans son quartier de jeunesse, une visite nostalgique qui tourne au cauchemar. Un personnage autodestructeur et tragique qui mobilise tout l’art de Bogart pour combiner brutalité et fragilité, sans jamais devenir un être ridicule comme Edward G.Robinson dans Le Petit César. Monsieur Dood part pour Hollywood, de Tay Garnett, produit par Walter Wanger, est une comédie qui se déroule à Hollywood. Le Conseil d’administration d’une banque est décidé à céder un studio hollywoodien qui perd beaucoup d’argent mais un comptable, incarné par Leslie Howard, entend redresser la situation pour éviter la vente. Bogart, à nouveau imposé par Leslie Howard, joue un personnage étonnant de producteur honnête qui va l’aider et se désolidariser des profiteurs coulant le studio par des dépenses somptuaires. C’est l’époque du Code Hays, le code de censure qui interdisait notamment d’évoquer l’homosexualité dans les films, une règle que les cinéastes aimaient déjouer subrepticement. Bogart incarne un personnage dont le côté légèrement efféminé est suggéré par le fait qu’à la façon d’une élégante de l’époque, il porte sous le bras un fox-terrier noir pendant tout le film. On lui invente certes une histoire d’amour avec la vedette du studio pour déjouer la censure, mais à la fin du film lorsque Leslie Howard a réussi à redresser l’entreprise, Bogart s’écrie : « Chéri, si tu savais faire la cuisine, je t’épouserais ». C’est cette phrase qui serait devenue sa réplique pour l’éternité s’il n’y avait eu le légendaire et apocryphe « Play it Sam » de Casablanca.

La Grande Évasion, un tournant

S’il est un acteur qui n’est pas devenu une star par hasard, c’est bien Bogart. Les producteurs de la Warner étaient habitués à l’entendre se plaindre de ses rôles, et ils avaient le sentiment confus d’être complices d’un gâchis. Hal Wallis, l’un des ténors du studio, l’avait invité à se manifester le jour ou un scénario lui conviendrait. Dès la publication de High Sierra (La Grande Évasion), de W.R. Burnett, dans le périodique Red Book, l’acteur avait eu envie de ce rôle de gangster anachronique : un ex-malfrat de l’ère Dillinger qui va vivre son crépuscule, en s’associant à des minables et en s’entichant d’une jeune femme handicapée, à qui il offrira une opération décisive et qui n’aura pour lui aucune reconnaissance. Lorsque la Warner entreprend l’adaptation au cinéma, confiée à John Huston, c’est à Paul Muni, le grand bandit tragique du studio, que le rôle est promis. Bogart écrit à Wallis mais celui-ci ne répond pas. Et lorsque Muni se fâche avec la Warner, bien que Bogart se soit manifesté dès les premières rumeurs, c’est George Raft qui est envisagé. Gérant son image sans intelligence, ce dernier tourne le dos à ce rôle de loser, la première de ses deux erreurs qui profiteront à Bogart, la seconde étant son refus du Faucon maltais. Bogart lui-même a avoué avoir aidé Raft à se convaincre de faire ce choix désastreux. Mais la Warner était alors décidée à faire de lui mieux qu’un second choix. En 1939, deux ans avant le tournage de La Grande Évasion, Bogart avait joué un palefrenier dans le plus tragique et le plus élégant des films avec Bette Davis, Victoire sur la nuit, d’Edmund Goulding. La scène où il avoue abruptement sa flamme à la riche mondaine que joue Davis, pour l’entendre dire qu’elle se meurt d’un mal incurable, est l’un des grands moments du film. Se hissant au niveau d’une actrice alors au sommet de sa carrière, Bogart incarne une virilité populaire qui tranche avec le raffinement un peu décadent des autres personnages. Après avoir visionné le film, S. Charles Einfeld, le chef de publicité de la Warner, s’exclame : « Bogart a été façonné par notre publicité comme un personnage de gangster. Nous devons défaire cela. C’est l’un des meilleurs acteurs à l’écran aujourd’hui. ». La Grande Évasion sera le premier film où Bogart bénéficiera de toute la force promotionnelle du studio. Sa carrière est lancée.

L’homme qui plaisait par ses fractures

Si James Cagney ou Clark Gable pratiquent avec les femmes une drague rugueuse et gouailleuse, tranchant avec la suavité des bellâtres des films muets, ils ne peuvent s’empêcher de faire les fiers-à-bras. Plus humble est le profil de Bogart, que ses personnages conduisent souvent à désirer les femmes en secret, comme dans Victoire sur la nuit et La mort n’était pas au rendez-vous, ou à essuyer de lancinants chagrins d’amour comme dans Casablanca. Si l’issue de ce film n’est pas sentimentalement heureuse pour le personnage que joue Bogart, c’est par le regard embrumé et sublime que pose Ingrid Bergman sur lui, qu’il devient un des grands séducteurs d’Hollywood : peut-être le premier acteur d’Hollywood à plaire par ses fractures. Comme le scénario changeait sans cesse, Bogart et Bergman devaient vivre la situation de l’instant sans savoir où elle conduisait. Une difficulté dont le professionnalisme des deux acteurs leur permettra de tirer le meilleur : Ingrid Bergman a avoué s’être fait projeter plusieurs fois Le Faucon maltais avant d’oser affronter Bogart. Les fractures de l’acteur lui réussissent dans les rôles d’hommes aux instincts criminels avec les femmes (La mort n’était pas au rendez-vous, La Seconde Madame Carroll, Le Violent), ou comme victime d’une manipulatrice cruelle (En marge de l’enquête), ou encore en personnage un peu balloté qui ne doit son salut qu’à l’intervention providentielle d’une bonne fée (Les Passagers de la nuit). Bogart est un séducteur parfois en retrait, qui tire de cette distance une partie de son élégance, au point de tenir en 1954 deux rôles où il ne fait pas partie de l’histoire d’amour. Il joue ainsi (sans plaisir) les arbitres de la passion entre Audrey Hepburn et William Holden dans Sabrina ou encore incarne le pygmalion d’une actrice divine ayant décidé de ne pas se donner aux loups d’Hollywood dans La Comtesse aux pieds nus. « Bogart haïssait l’Italie et ne vivait que de jambons et d’œufs et de steak où qu’il se trouve, mais il connaissait certainement beaucoup plus de trucs d’acteurs que moi, et il n’hésitait pas à s’en servir. Je dois pourtant avouer qu’il m’a probablement forcée à jouer mieux que je ne l’aurais fait s’il n’avait pas été là », écrit Ava Gardner dans ses mémoires. Bogart sert d’aiguillon aux actrices mais aussi, quelquefois, de boussole. Pour Le Port de l’angoisse (1944) Howard Hawks avait demandé à son co-scénariste Jules Furthmann de créer un personnage féminin « aussi insolent que Bogart, qui insulte les gens, qui le fasse en riant ». Lauren Bacall, découverte de Hawks, tourne un bout d’essai particulièrement concluant. Après l’avoir vu, Bogart lui dit : « On va bien s’amuser ensemble ». Elle sera sa quatrième épouse et l’amour de sa vie, ils auront deux enfants et formeront, par leur alchimie dans quatre films, l’un des couples les plus élégants de l’histoire du cinéma.

Un alcoolique opérationnel

L’une des scènes les plus mémorables (et gratuite) du Grand Sommeil est certainement celle où Bogart entre dans une librairie tenue par la charmante Dorothy Malone et engage avec elle une conversation entre séduction et recherche d’un ouvrage rare. La libraire n’est pas farouche, mais c’est lorsque Philip Marlowe, le personnage incarné par Bogart, lui annonce qu’il a dans sa poche une bonne bouteille de whisky, qu’elle décide de tirer le volet de sa librairie et de fermer pour l’après-midi. Une scène d’une audace rare à l’époque du Code Hays, car on suppose que les deux protagonistes ne se contenteront pas de boire pendant cette fermeture impromptue. Mais aussi une scène typique d’une Amérique libérée par la fin de la Prohibition : qui, de nos jours, sortirait une bouteille de whisky de sa poche au milieu d’une visite dans une librairie ?

Un personnage de Bogart peut aussi avoir l’alcool triste et amer, comme dans Bas les masques, où c’est totalement ivre qu’il retourne par dépit chez son ex-femme après la vente du journal dont il est le directeur. Et bien sûr, c’est l’alcool qui est au centre de son baroudeur confronté à l’idéaliste Katharine Hepburn dans African Queen : « Du Gin, Miss », s’exclame Bogart en se servant une rasade devant le regard interloqué de Hepburn*. « Dans le temps, le dimanche, je cuvais au lit ma cuite de la veille », ajoute-t-il. Un personnage de cinéma qui n’est pas loin du Bogart de la vie réelle. « C’était le genre de type qui pouvait se contenter d’un deux-pièces, du moment que l’une d’elles contenait un bar. (…) Ses trois premiers mariages, surtout celui avec Mayo Methot, furent trois longues beuveries à deux », écrit Stephen, le fils d’Humphrey Bogart, qui qualifie aussi son père « d’alcoolique opérationnel ». Un alcoolisme en effet qui ruina la santé de l’acteur, mais qui ne perturba guère l’exercice de son métier, contrairement à un Robert Mitchum ou un Dana Andrews. Un alcoolisme contribuant, au final, au versant sauvage de ce personnage multiple qui était aussi un lettré, capable de réciter les œuvres des poètes anglais ou des philosophes grecs !

Engagé contre le fascisme et le nazisme…

Parmi les premiers rôles de Bogart, l’un des plus injustement méconnus est celui qu’il joue dans La Légion noire, d’Archie Mayo (1935). Un ouvrier, doublé sur le fil par un immigré de fraîche date pour un poste de contremaître, cède aux sirènes d’une milice de mystiques fascisants qui ressemble comme une sœur au Ku Klux Klan. De la naïveté au désespoir, Bogart compose avec génie le portrait de cet homme que la facilité populiste mène aux enfers. Si le « film signature » de Bogart, Casablanca, est d’abord une histoire d’amour, il s’achève par le jet dans une poubelle d’une bouteille d’eau de Vichy symbolisant le régime de Pétain. Échec à la Gestapo et Griffes jaunes (1942) appliquent les recettes du film noir au film d’espionnage antinazi, tandis que Convoi vers la Russie et Sahara (1943) ainsi que Passage pour Marseille (1944) où Bogart incarne un résistant français opposé à Hitler dès le pacte de Munich, entrent pour leur part franchement dans la catégorie des films de propagande guerrière. Sahara est probablement la seule prestation de l’acteur où aucune femme n’est créditée au générique, ce qui n’empêche pas les dialogues d’être imprégnés de machisme guerrier : « Si ce tank démarre, vous le préférerez à n’importe quelle femme », s’exclame Bogart. Il incarne ici l’un de ses personnages les moins complexes, celui d’un courageux tankiste du désert dont la persévérance lui permettra de faire prisonnier avec un seul char tout un bataillon de l’Afrika Korps.

et pour les droits des acteurs

Dès L’Île de la furie (1936), l’un de ses premiers films en tant qu’acteur sous contrat avec la Warner, Bogart s’était plaint des cadences infernales de tournage, tout autant que du scénario qui faisait de lui un exploiteur de pêcheurs de perles, bellâtre supposé sympathique et affublé d’une absurde moustache. Pendant ses 14 ans de collaboration avec le studio, il sera la bête noire de Jack Warner, qui le citait sans cesse comme exemple d’indiscipline et de mauvais esprit. Il refusa quantité de scénarios, ce qui lui valut d’être un des acteurs les plus souvent « suspendus » par leur employeur. Politiquement, Bogart rompit la traditionnelle neutralité des acteurs d’Hollywood en participant, le 6 novembre 1944, à une mémorable émission de radio produite par le comité pour la réélection du président démocrate Franklin Delano Roosevelt, aux côtés de Judy Garland, Groucho Marx, Irving Berlin, John Garfield… Toujours en lutte contre le système, Bogart trouve en Lauren Bacall une épouse qui n’est plus une compagne de beuverie mais une alliée dans ses combats. En 1947 la carrière des Passagers de la nuit est perturbée par les polémiques suite à l’adhésion de Bogart et Bacall au Comité du premier amendement, qui soutenait les artistes d’Hollywood victimes de la « chasse aux sorcières » du tristement célèbre sénateur McCarthy. Lauren Bacall expliqua son engagement dans un article intitulé « Pourquoi je suis venue à Washington », tandis que Bogart fut contraint par la Warner de déclarer qu’il s’était embarqué dans cette affaire par naïveté…

Le héros des désillusions américaines

Accédant à la célébrité sur sa quarantaine, Bogart est prématurément usé par l’alcool, la cigarette et une vie de plaisirs. Selon l’un de ses biographes, le controversé Darwin Porter, il aurait connu bibliquement 1000 femmes dans sa vie et était terrorisé à l’idée de perdre un jour ses facultés en la matière. Contrairement à un Errol Flynn, qui voit son charme se tarir précocement ou à Clark Gable, qui trouve dans son usure une tardive profondeur tragique, Bogart est véritablement né à l’écran du jour où son visage a été habité par la fatigue. Ses personnages de détective sont revenus de tout, son héros de Casablanca a bourlingué partout, le film qui fait de lui une célébrité, La Grande Évasion, est l’histoire d’un gangster au bout du rouleau. La plupart des stars masculines d’Hollywood incarnent le rêve américain, Bogart en incarne la désillusion. Ce n’est pas qu’un hasard cinéphile s’il est l’idole du Belmondo de À bout de souffle. Bien entendu, cette caractéristique se prête particulièrement à ses films avec John Huston : l’aventurier cupide et paranoïaque du Trésor de la Sierra Madre (1948) est d’abord un vagabond épuisé d’errer dans la ville de Tampico en quête de quelques pièces, escroqué par le seul maître d’ouvrage qui lui donne un travail, et que son ultime sursaut va propulser dans une aventure aussi absurde que désespérée. Rarement une star hollywoodienne aura été aussi inquiétante que le Bogart aux yeux brillants et au visage brûlé, dans la scène face à Tim Holt où son personnage révèle l’étendue de sa paranoïa. Et pourtant Walter Huston l’absout presque lorsqu’il dit à Tim Holt : « Si j’avais été jeune et dans sa situation, j’aurais été tenté. Je n’aurais peut-être pas craqué, mais j’aurais été tenté ». On retrouve le même épuisement destructeur mais excusable chez le capitaine Queeg de Ouragan sur le Caine réalisé par Edward Dmytryk (1954), dont l’étonnant final absout le comportement psychotique, en tout cas l’explique par l’épuisement provoqué par ses missions précédentes dans l’Atlantique. C’est sans doute pour équilibrer ces personnages crépusculaires que Bogart, toujours avec Dmytryk, incarne dans La Main gauche du seigneur (1955) un aviateur perdu en Chine qui se fait passer pour un curé, dans une mission où il s’avère un très saint homme : un film qui a relativement mal vieilli comme beaucoup de réalisations de l’époque mettant en scène des religieux. Mais dans Plus dure sera la chute, c’est un Bogart réellement en fin de parcours qui joue le coach-journaliste accompagnant Toro, ce grand échalas au cœur tendre qu’un manager véreux a décidé d’ériger en vainqueur de combats de boxe truqués. À l’écran, c’est Toro qui est mis en bouillie par le premier adversaire sérieux qu’il rencontre, mais dans la vie c’est Bogart qui livre son dernier combat.

Antoine Sire

* Jack Cardiff, directeur de la photo d’African Queen raconte que toute l’équipe du film, comédiens et techniciens confondus étaient malades comme des chiens alors qu’ils étaient logés dans un palace flottant sur le Lac Victoria. Tous sauf Huston et Bogart. Après plusieurs jours d’enquête, il s’est avéré que les filtres des tuyaux apportant l’eau du lac étaient manquants et que tout le monde buvait une eau croupie. Tous sauf Huston et Bogart. Qui ne buvaient que du whisky.




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