Actus Couverture du numéro 676 de l'Avant-Scène Cinéma à propos de La Charge fantastique de Raoul Walsh

Publié le 15 octobre, 2020 | par @avscci

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Numéro 676 – La charge fantastique de Raoul Walsh

La charge fantastique de Raoul Walsh

Couverture du numéro 676 de l'Avant-Scène Cinéma à propos de La Charge fantastique de Raoul Walsh 4ème de couverture du numéro 676 de l'Avant-Scène Cinéma à propos de La Charge fantastique de Raoul Walsh

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Dossier La charge fantastique de Raoul Walsh

Portrait du héros en vendeur de lui-même

L’une des scènes préférées de Walsh conclut l’une de ses collaborations avec Errol Flynn, Gentleman Jim, autre biopic d’une célèbre figure américaine, champion de boxe de la fin du XIXe siècle. Après avoir finalement remporté son prix contre le tenant du titre, Jim est visité, lors de sa fête de victoire, par le rival vaincu. S’ensuit un dialogue où les deux combattants, si arrogants, parlent enfin sincèrement, avec une émotion qui contraste vivement avec les attitudes héroïques et dynamiques vues durant le récit. Tout d’un coup, les masques tombent un instant, ceux de Jim et de son rival, tous deux à la fois boxeurs et acteurs, sportifs et hommes de scène (ce qui est clairement montré dans le film), en représentation perpétuelle de personnalités créées pour le public et, peut-être, l’histoire. Construire un mythe, un héros, à travers l’exagération, pour finalement laisser enfin voir à la fin quelque chose de diffèrent derrière la performance, derrière le déguisement presque : ce schéma est constitutif de bien des films du cinéaste, voire de toute une partie de sa carrière. La Charge fantastique, et son Custer au panache exacerbé, l’illustrent bien, dès les premiers plans, de la théâtralisation à une forme d’abandon, que nous allons tenter de restituer ici. 

Le mythe avant l’exploit

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Custer/Flynn surgit dans La Charge fantastique en un plan large, arrivant du fond et montant lentement vers le centre du cadre. Il arrive en retard, comme il se doit pour une star, ce qu’il est à plusieurs niveaux. Il est la vedette du film, bien évidemment, le célèbre Errol Flynn. Il est également la star de l’Histoire avec un grand H, ce Custer à la réputation importante (mais controversée), et il est aussi, naturellement, le héros du récit. Cette apparition étonnante, où le personnage surgit dans un costume d’apparat tout à fait déplacé pour la situation, avant de se retrouver victime d’une mauvaise blague, faite par l’homme qui sera sa Némésis, pose d’emblée des éléments importants. Si le ridicule et l’humour sont certes au cœur de la séquence, c’est la mise en scène qui en est l’esprit. Custer fait une entrée de star de manière consciente, construite et pensée (on pourrait presque supposer que son retard est volontaire). Son costume extravagant est basé sur le maréchal Murat, et le jeune Custer place son arrivée sous le signe de l’héroïsme et du panache de maréchal de Napoléon, sans lien avec ses propres accomplissements, absolument nuls à ce moment. Ce décalage entre le passage obligé (le surgissement de la star/héros) se superposant à l’exagération consciente et théâtralisée de ce moment, est typique du cinéma de l’auteur, comme l’est aussi le héros incarné par Flynn. Qu’est-ce qui caractérise en effet le Custer de Walsh ? Le scénario prend plaisir à déceler un parallèle entre ce dernier et Ulysses S. Grant, mettant en avant les très mauvais résultats qu’ils ont tous les deux eu à West Point (causés par la discipline), cet échec servant bien entendu à mettre en valeur les qualités de leader des deux hommes, qualités s’épanouissant au contact du réel, hors du monde académique de l’école militaire. Le Custer décrit par le récit est une sorte de voyou d’honneur, brisant sans arrêt les codes, règles, déontologie les plus primaires pour arriver à ses fins (remporter une bataille ou obtenir une affectation). Le Custer filmé par Walsh est avant tout une force primitive pure. Cet homme ne connaît simplement pas de répit, et lorsqu’il le connaît, il se bat de toutes ses forces contre les bords du cadre pour s’en défaire, ou sombre dans l’abattement alcoolisé. Il doit bouger, attaquer, aller de l’avant, recommencer sans cesse et sans cesse (dans l’une des batailles phare du film) jusqu’à l’épuisement, l’abrutissement, ou la victoire. Le récit dans sa globalité reflète ces abymes et sommets, visible par sa structure clairement scindée en deux. La première, si l’on en reste à la narration apparente, joue la carte du biopic hagiographique laudateur, établissant les moyens et la volonté qui ont transformé le jeune blanc-bec du début en grand militaire. La deuxième partie, qui démarre par la brusque inactivité du personnage après la fin de la Guerre de Sécession, joue sur la part d’ombre de la même figure, avec l’alcoolisme (voire une forme non dite de dépression) qui s’abat sur un homme ne semblant pas pouvoir, très littéralement, supporter de rester immobile. Avec, en point de mire, la tragédie de Little Big Horn. Chez Walsh, les héros ont parfois un aspect maniacodépressif, surtout quand ils sont incarnés par les bondissants Flynn ou James Cagney : l’énergie déployée, amenant au sommet, prépare toujours des descentes mélancoliques, parfois étonnamment violentes et destructrices.

Un ennemi personnel et abstrait

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Puisqu’il y a, au cœur du projet même du film, une dimension mythologique, la création (ou plutôt la confirmation) de l’existence d’un héros, un antagoniste est forcément nécessaire. La nouveauté du film réside dans son refus de trouver ledit antagoniste à l’endroit le plus évident : chez les Indiens, et notamment Crazy Horse, le chef sioux qui a remporté la bataille finale (et donc vaincu Custer). Le scénario fait bien des efforts pour monter un respect mutuel entre les deux personnages, parasité par des manipulations lâches, extérieures à leur rapport personnel. Crazy Horse hors-jeu, le rôle négatif va alors revenir à une pure création fictionnelle, Ned Sharp, incarné avec son opacité et son ambiguïté habituelle par l’immense Arthur Kennedy. Sharp représente deux principes, qui ne vont pas nécessairement, pourtant, de pair. Un strict respect des règles et de l’ordre établi, qui s’oppose à l’anarchisme aventurier de Custer, ainsi qu’un comportement basé presque entièrement sur l’argent. Capitaliste parfait, Sharp est en effet l’homme du commerce et des transactions, aussi variées que la vente de fusils aux Indiens ou de l’alcool aux soldats. Dans sa cohérence, il va même jusqu’à proposer à Custer d’utiliser son nom, sa réputation, pour une campagne commerciale. Cette ligne claire, opposant la gloire immatérielle au gain pur, est surlignée dans le vrai climax du film, le face-à-face entre les deux vieux ennemis dans la taverne, avant la bataille. Cette dichotomie n’est pas neuve dans l’œuvre de Walsh. On peut par exemple la retrouver dans Les Fantastiques Années 20, tourné seulement quelques années plus tôt, et premier long métrage de sa fructueuse période Warner. Bogart y incarne l’allié qui devient rival, puis ennemi de James Cagney. Il campe un homme profondément déplaisant, méprisant, mais également beaucoup plus au fait des choses de l’argent et du monde, données clairement montrées lorsque la crise de 29 engloutit le héros alors que son ancien partenaire devient de plus en plus riche et puissant. Il semble douteux d’imaginer un biais anticapitaliste dans la filmographie d’un pur produit d’Hollywood comme Walsh, obsédé qu’il fut par la réussite et le box-office de ses films. Mais les figures incarnées par Kennedy et Bogart représentent bien quelque chose de spécifique, lié peut-être à la nature abstraite de la finance. Ils vivent dans un monde de bureaux, de transactions, tranchant avec les corps et l’énergie démesurée des Cagney/Bogart. Sharp/Kennedy est ainsi une figure posée. Son sérieux contraste avec le ridicule mâtiné de panache de Custer dès leurs premiers plans ensemble. Là où Flynn bondit de bord en bord, brise les règles et les cadres, toujours en mouvement et en activité, son rival est d’une pièce, presque monolithique, souvent immobile. Il est une force inamovible, ancré, tirant sa puissance du respect de toutes les lois, celles de l’armée, celles de l’argent, celles d’une forme de mise en scène sage et calmée. Il est l’incarnation vivante, physique, d’une société et d’un ordre que la volonté et le dynamisme de Custer bousculent en permanence. La Charge fantastique raconte surtout le choc de ses deux conceptions, prenant corps en Flynn et Kennedy, présent jusqu’à la toute fin : Sharp meurt à la bataille de Little Big Horn accroupi, ancré dans une position guerrière et stratégique immobile tandis que Custer tente, jusqu’au bout, de virevolter et de briser les lignes.

La mélancolie de l’arrêt

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La mise en scène illustre clairement, sous cet angle, le scénario, qui prend un malin plaisir avec l’idée de la désobéissance et de l’indiscipline comme marque d’un futur grand militaire. Le comportement de Custer est en effet, à West Point, comme nous l’avons déjà remarqué, sans arrêt renvoyé au pire cadet de l’histoire de l’école, U. Grant (qui, avant le surgissement de la Guerre de Sécession, avait à son actif une carrière militaire, et carrière toute courte, fort peu remarquable). Le gag révélateur n’est guère abandonné ensuite. Il est repris presque tel quel dans une discussion où Custer s’attire les faveurs d’un des principaux généraux du conflit en contant son inaptitude aux matières intellectuelles de West Point. Inaptitude que le général partageait parfaitement lors de son passage dans cette même institution. L’image de grands soldats pourvus de fortes qualités physiques mais cancres sur les disciplines académiques est amusante mais ne mène pas bien loin. C’est ailleurs que la spécificité de Custer ressort vraiment. Comme plusieurs films de Walsh, La Charge fantastique possède une forme de meta discours, qui réfléchit sur le récit proposé en mettant en avant les mécanismes de ce récit, celui même de la mythologie hollywoodienne. Car, comme nous l’avons déjà remarqué, s’il y a une chose qui distingue dès le départ Custer, c’est avant tout sa capacité à se mettre en scène, à soigner ses entrées et son image. Le futur colonel, dans sa tenue délirante et ridicule, inspirée par Murat, qui surgit dans la première scène, aux portes de West Point, rejoint au bout du compte Gentleman Jim, à l’apparence et au style si spécifiques, ainsi que le rival de Jim, qui met très littéralement sur scène sa propre histoire sous une forme théâtrale et idéalisée. Reste l’abandon, la réalité derrière le masque. La tristesse de Custer, de Gentleman Jim, du Cagney gangster, lorsque s’arrête le spectacle, la représentation devenue le sens même de leur vie. Lorsque Flynn se retrouve sans combats, sans guerre, sans costumes ou rôles à jouer devant ses hommes, surgit alors un alcoolisme qui constitue une prédiction cruelle du destin même du comédien. L’idée d’un prix à payer pour ne pouvoir rester immobile. Mais également pour ne pas pouvoir assumer un rôle en dehors de la comédie de l’action et du pouvoir, au cœur du récit hollywoodien. Dans les films de Walsh, la tristesse s’insinue toujours à ce moment, dans une pulsion pas si éloignée de la propre vie du metteur en scène, grand affabulateur devant l’éternel et dont l’autobiographie fut décrite par un critique comme « une ode aux mensonges, avec d’occasionnels concessions à la réalité ». Mais une de ses grandes forces fut surtout cette façon de faire apparaître, dans ses spectaculaires mises en scène, les ficelles de la mythologie américaine en même temps que la mise en place (en scène) de cette mythologie. Walsh ne fut pas vraiment un cinéaste du désenchantement, et ne connut aucunement une période semblable, par exemple, à celle où Ford remit en cause les propres fondements de son grand récit national ou esthétique. Mais il porta, dans sa réalisation, un autre revers de la médaille, une dimension plus joyeuse que crépusculaire où le show hollywoodien, dans sa fausseté assumée, coexistait avec ces légendes fabriquées de toutes pièces. C’est lorsque ce show ne parvenait à exister que Custer, et les autres, faisaient face à une triste idée, une impossibilité à seulement être, vivre, en dehors de la machine à rêves.

Cette lucidité permit à Walsh d’être plus que le brillant et rentable artisan de l’industrie hollywoodienne. Elle est ce qui le sauva de l’oubli où résident encore des Wellman, Daves ou Hathaway, lorsque la critique des années 50/60 redécouvrit celui qui fut un metteur en scène populaire, mais bien moins constant dans le succès qu’un Hawks, ou bien moins reconnu qu’un Ford. Pas d’Oscars pour le borgne Walsh, mais une autre récompense : l’estime envers celui qui sut filmer les éléments, la foudre, le mouvement, le spectacle et l’illusion du spectacle, en un même geste. La Charge fantastique, biopic probablement très mensonger d’un homme controversé, acquiert ainsi son honnêteté. Elle n’est pas malhonnête puisqu’elle a fait du mensonge, et surtout de la représentation du mensonge la base de son récit, tout entier contenu dans cette improbable et comique première apparition du simple cadet Custer en grande tenue d’apparat.

Pierre-Simon Gutman




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