Actus Couverture Numéro 673 Avant-Scène Cinéma sur Tandem de Patrice Leconte

Publié le 3 juin, 2020 | par @avscci

0

Numéro 673 – Tandem de Patrice Leconte

Tandem dePatrice Leconte

Couverture Numéro 673 Avant-Scène Cinéma sur Tandem de Patrice Leconte 4ème Couverture Numéro 673 Avant-Scène Cinéma sur Tandem de Patrice Leconte

Pour commander, cliquez ici

Dossier Tandem de Patrice Leconte

À propos de Tandem

Voyage à deux

Tandem. Un titre en forme de vélo pour une histoire qui se déroule en voiture. Ce n’est pas, loin s’en faut, la seule surprise que nous réserve ce film atypique, qui ouvrit à son réalisateur de nouvelles perspectives artistiques. « Sur un tandem, quand l’un des deux tombe, ce sont les deux qui se cassent la gueule », nous dit la bande-annonce. Le film est en effet casse-gueule, qui évolue sur une ligne de crête entre le drame et la comédie, la tendresse et la cruauté. Mais il ne tombe jamais, et tutoie même les sommets.

« Chers amis bonjour »

Avec Tandem, Patrice Leconte découvre la recette du doux-amer. Après le tournage difficile et l’échec public de son premier long-métrage Les vécés étaient fermés de l’intérieur, le jeune réalisateur est devenu un spécialiste de la comédie, grâce au succès de ses collaborations avec l’équipe du Splendid : Les Bronzés et sa suite, puis, avec Michel Blanc et toujours dans l’esprit du café-théâtre, Viens chez moi, j’habite chez une copine, Ma femme s’appelle reviens et Circulez y’a rien à voir ! Le cinéaste raconte :« On faisait une comédie par an [avec Michel Blanc et le producteur Christian Fechner]. C’était trop facile, trop routinier. Je pouvais continuer comme ça jusqu’à ma mort, avec ma petite comédie annuelle…. En plus, ça marchait. »1 Plutôt qu’à s’encroûter, ces succès encouragent Leconte à prendre des risques, d’abord avec Les Spécialistes (film d’action à gros budget mais qui repose, comme les films précédents, sur un comique de caractères), puis Tandem. Leconte construit son œuvre de façon progressive : le succès des Spécialistes lui donne « le culot de faire Tandem, un petit film à moi que j’ai beaucoup de mal à faire produire, mais qui me pare ensuite de toutes les grâces et me donne la confiance pour faire Monsieur Hire»2

Dans ses premières versions, Tandem s’appelle Chers amis bonjour, en référence à la phrase rituelle de Lucien Jeunesse, animateur emblématique du jeu radiophonique des Mille francs, modèle avoué de La Langue au chat. Lucien Jeunesse portait bien son nom, lui qui emmena trente ans durant son émission dans toutes les communes de France. Dans Tandem, la jeunesse est ce après quoi court le présentateur Michel Mortez, qui ne supporte pas de vieillir. Elle est aussi ce que son acolyte Rivetot laisse passer. L’ingénieur du son a conscience du caractère fugitif de l’existence et lorsqu’il rencontre des adolescentes, il les imagine déjà adultes : « Si on revient un jour ici vous serez mariées avec des enfants, une famille, tout ça. »Rivetot est un jeune qui a « déjà une tête de vieux » et Mortez un vieux qui se réfugie dans les excès de la jeunesse (la fête, le jeu…).3

Leconte travaille sur le scénario dès 1981, au moment de la sortie de Viens chez moi, j’habite chez une copine4. Il écrit d’abord seul, puis avec l’auteur de bande dessinée Martin Veyron (également coscénariste de Circulez y’a rien à voir !). Le projet ne trouve pas de producteur et Leconte le laisse reposer, avant d’en reprendre l’écriture avec son assistant-réalisateur Patrick Dewolf (également coscénariste des Spécialistes, il écrira par la suite plusieurs autre films de Leconte). C’est Dewolf qui trouve la colonne vertébrale d’un récit jusqu’alors trop dispersé, une « idée très simple et qui a tout changé : le fait que l’émission soit supprimée et que Rivetot fasse tout pour le cacher à Mortez. »5 Veyron ne se reconnaît pas dans ce nouveau scénario et reproche à Leconte de ne pas l’avoir prévenu de l’arrivée d’un nouveau partenaire d’écriture. Il demande donc que son nom soit retiré du générique : « Je l’ai regretté par la suite, parce que le film était vraiment très bien. »6

Jean Rochefort et Gérard Jugnot dans Tandem de Patrice Leconte - Dossier Numéro 673 Avant-Scène Cinéma

Le réalisateur envisage Tandem comme un téléfilm, mais trouve finalement un producteur pour le cinéma. Plus précisément deux producteurs, René Cleitman et le débutant Philippe Carcassonne, qui s’associent pour financer ce film peu coûteux, tourné avec une équipe réduite : « Nous étions douze, comédiens compris. »7

Roger-Pierre était le premier choix de Patrice Leconte pour incarner Mortez à la télévision. Il est remplacé par un acteur plus célèbre lorsque le film se monte pour le cinéma : ce sera Jean Rochefort, avec lequel le réalisateur a eu des rapports conflictuels sur le tournage des Vécés étaient fermés de l’intérieur. Leur collaboration est bien meilleure sur Tandem, et se poursuivra sur six autres films. Leconte affirme que Gérard Jugnot, transfuge du Splendid, était son premier choix pour interpréter Rivetot8. Le comédien dit quant à lui avoir remplacé Coluche9, et Patrick Dewolf parle de Michel Blanc pour le rôle10.

Petits et grands espaces

Tandem inaugure la veine intimiste de Patrice Leconte, celle du Mari de la coiffeuse, de Monsieur Hire, La Fille sur le pont, Félix et Lola, L’Homme du train, Confidences trop intimes… Des films avec un argument simple, pour ne pas dire éthéré, et un nombre restreint de personnages (deux, ou trois dans Le Parfum d’Yvonne et Voir la mer) dont la relation est croquée avec précision et tendresse. Pour mieux se concentrer sur les caractères, le cinéaste s’installe parfois dans un décor quasi unique et clos sur lui-même (le salon de la coiffeuse, l’appartement de Monsieur Hire, le bureau de Fabrice Luchini dans Confidences trop intimes…). Dans d’autres films, l’intimité se développe en contraste avec de grands espaces (La Fille sur le pont, La Veuve de Saint-Pierre). Tandem se situe entre ces deux tendances : c’est à la fois un road movie et un huis clos puisque les personnages passent une grande partie de leur temps en voiture et dans des chambres d’hôtel (espaces d’autant plus restreints qu’ils sont partagés).

Les paysages routiers et routiniers de Tandem sont moins évidemment cinégéniques que les montagnes des Spécialistes mais ont pourtant la préférence de Leconte : « J’adore filmer les voitures, les routes, les aires de repos, les stations-service. Il y a là-dedans un côté Edward Hopper qui me plaît, les néons qui commencent à marquer, les lointains, les lignes de fuite. »11 Les images de route sont variées : des cadrages en perspective où la bande de bitume se perd dans le lointain alternent et contrastent avec des plans frontaux, filmés depuis le bas-côté, qui produisent quant à eux un effet de frise, avec superposition de bandes horizontales (la route goudronnée, l’herbe, le ciel).

L’ouverture du paysage favorise les éclats de Mortez : lorsqu’il croise des pique-niqueurs sur le bord de la route, il a tout l’espace nécessaire pour laisser éclater sa colère. De même lorsqu’il erre dans une décharge au milieu des mouettes : le personnage est perdu dans un décor trop grand pour lui, et l’envol des oiseaux bouche l’image, provoque un flou de mouvement qui donne à ressentir sa confusion mentale. Leconte réalisera d’autres road movie : La Fille sur le pont et Voir la mer sont dans la tendre lignée de Tandem, alors que Tango ou Les Grands Ducs sont plus satiriques, moins portés sur l’émotion. Ces deux films-là battent la campagne, le voyage s’y apparente à une folle ronde, qui confine à l’hystérie.

Regarde les hommes galérer

Jean Rochefort et Gérard Jugnot dans Tandem de Patrice Leconte - Dossier Numéro 673 Avant-Scène Cinéma

Tandem s’ouvre donc sur la route, une route au milieu de nulle part, un trait d’asphalte entouré de mauvaises herbes, sous un ciel gris. La banalité de ce décor est contrebalancée, et même dépassée, par le lyrisme de la chanson de Richard Cocciante, ainsi que par l’élégance du travelling latéral qui glisse vers la chaussée durant plus d’une minute, modifiant lentement la composition du cadre et la perspective de l’image. Il y a en fait deux routes parallèles : celle, déserte, où s’avance la vieille Ford de Mortez et Rivetot, et une autre, parallèle, un peu plus loin, sur laquelle de gros camions se suivent en file indienne. Ce premier plan nous introduit les deux protagonistes comme des êtres à part, qui suivent une route solitaire, en marge du mouvement collectif.

Le plan suivant est filmé à l’intérieur de la voiture. Nous sommes passés d’un plan d’ensemble de la route à un gros plan du visage de Jean Rochefort : ce brusque changement d’échelle est récurrent dans le film, c’est le passage du road movie au huis clos. Le passager puis le conducteur sont vus de trois quarts dos, ce qui donne au spectateur l’impression d’être assis sur la banquette arrière et crée une grande proximité avec les personnages. Nous faisons partie intégrante du voyage, comme un enfant qui observe ses parents en train de conduire.

Mortez tourne légèrement la tête en direction de Rivetot, puis c’est ce dernier qui le regarde du coin de l’œil. Il y a beaucoup à dire de ces regards. On y sent l’attachement réciproque des deux hommes mais aussi la distance qui existe entre eux : ils se regardent chacun leur tour, presqu’à la dérobée, et leurs regards ne se croisent donc jamais. Leconte ne les montre d’ailleurs pas côte à côte dans le même plan : ils sont isolés, chacun dans son cadre, lorgnant vers le hors-champ un voisin à la fois proche et inaccessible. Cet instant suspendu, tout en non-dits, où les personnages hésitent à assumer leur proximité physique et émotionnelle, est représentatif d’une des grandes qualités du cinéma de Patrice Leconte : sa pudeur, que le réalisateur appelle plutôt « sentimentalisme » (« Mettre de la chaleur dans les rapports humains, avoir une capacité à être ému par des choses simples, ne pas avoir honte d’avoir les larmes aux yeux, être accessible aux sentiments »12).

La bande-son vient au secours de l’image pudique : Cocciante y crie l’amour que taisent les deux hommes (une affection profonde, sans connotation sexuelle). Leconte tenait à avoir dans son film « une chanson italienne pour chanteur à la voix rauque. Comme ces chanteurs italiens qui chantent l’amitié ou l’amour en souffrant de tout leur corps. »13 Elle est à la fois un contrepoint aux mornes paysages et la manifestation de l’émotion qui couve sous les images. « Il mio rifugio sei tu », « Mon refuge c’est toi » : Mortez et Rivetot sont inséparables, chacun est le refuge de l’autre, le phare sans lequel il est perdu. Il est évident que la chanson ne sort pas de l’autoradio de la voiture : le son est pur, puissant, c’est un commentaire sur l’action. Le tempo de la chanson s’accorde avec celui du film : elle commence doucement, par un murmure, puis enfle jusqu’à devenir un cri déchirant, de la même manière que les fêlures de Mortez et Rivetot seront mises à nue au fur et à mesure de l’histoire.

Un brusque coup de frein vient briser l’harmonie de ces premiers longs plans. La voiture pile, Mortez se cogne la tête et râle, Rivetot panique à la vue d’un mystérieux chien vermillon. En un instant, tout a changé : le sentimentalisme cède la place à la comédie absurde et le silence est comblé par un flot de dialogues qui accélère le rythme de la scène. La verve soudaine des acteurs transforme ce coin de campagne en une scène de théâtre et introduit une distance avec ces personnages dont nous étions pourtant si proches avant qu’ils n’ouvrent la bouche. Il y a chez Patrice Leconte un goût de bon mot, lié à son amour du cinéma français des années 1930-40, et Tandem alterne tirades et silences tristes, comme autant de variations de régime moteur.

Les ruptures de rythme et de ton sont nombreuses, à l’image de la scène entre Mortez et le gardien de nuit. Après un sinistre dîner bourgeois, le présentateur rentre à son hôtel en pleine nuit et offre un verre au gardien. La rencontre mélancolique entre les deux oiseaux de nuit vire à la farce (le gardien, saoûl, raconte la bataille des Dardanelles avec une grandiloquence qui rappelle le Tonkin d’Un singe en hiver), mais s’achève de façon pathétique lorsque le vieil homme offre à Mortez de lui faire une fellation. La saynète semble close sur elle-même mais Leconte la prolonge avec brio de quelques plans flottants : Mortez assis sur son lit se force à sourire ; la façade de l’hôtel ; Mortez endormi qui se réveille en sursaut. Ces trois plans muets, dont la musique assure la continuité, pourraient très bien être coupés, ou déplacés ailleurs dans le film, sans que le récit en pâtisse, mais leur succession ouvre le sens de la scène qui a précédé et en décuple l’émotion. L’image de Mortez seul face à son miroir, dans une chambre vide, souligne la solitude des personnages ; le « Grand Cerf », nom de l’hôtel qui s’affiche en néon sur la façade, fait penser à l’animateur, roi de la forêt au prestige fané ; le réveil, enfin, peut faire penser que ce qui a précédé était un mauvais rêve, durant lequel Mortez aurait projeté sa propre misère sexuelle dans le personnage du vieux gardien prêt à tout pour un peu de tendresse.14

Tandem est un film court (moins d’une heure trente, une habitude chez Leconte) et à la narration ténue. Il y a de l’impressionnisme dans cette façon de composer des scènes éparses, dont la proximité transmet néanmoins un sens général. Le film fait des détours mais ne perd jamais de vue la bonne direction. Leconte pratique l’art de la suggestion, il raconte par petites touches, par associations d’idées et échos entre les scènes. Ainsi de ces deux moments distincts mais complémentaires : il y a d’abord Rivetot qui se dispute avec un pompiste qui a traité son patron de « ringard » puis, dix minutes plus tard, Mortez qui refuse d’être qualifié de « saltimbanque ridicule »par une libraire. Ces fragments montrent des personnages pris en étau, méprisés à la fois par la classe populaire (le jeune pompiste) et les plus favorisés (une notable, plus âgée, exerçant une profession intellectuelle). La proximité de Rivetot et Mortez se déduit de leur réaction de fierté identique face à aux critiques.

Une chambre pour deux

Le duo formé par Rochefort et Jugnot donne son titre au film et modernise la figure comique classique du maître et du valet. Le premier tutoie, le deuxième vouvoie. Mortez et Rivetot sont inséparables, comme ces jumelles croisées au dancing : « Lui ou moi c’est pareil », affirme Rivetot lorsqu’il prend un message téléphonique pour son patron.

Les deux hommes sont très différents mais complémentaires : il y a l’expansif et l’introverti, celui qui parle (animateur) et celui qui écoute (ingénieur du son) ; l’un veut jouer au Scrabble, l’autre au Monopoly ; l’un a passé son enfance à regarder tourner la roulette du casino et l’autre le cadran du compteur à gaz. Lorsque Rivetot se gave de petits fours (« Je suis à la limite de l’écœurement »), c’est Mortez qui vomit. Lorsque Rivetot se fait passer pour diabétique, c’est Mortez qui fait un malaise et, plus tard, qui reçoit une piqûre. Ils font chambre commune à l’hôtel et, au restaurant, partagent une unique part de tarte (les fruits pour Mortez et la pâte pour Rivetot qui toujours se sacrifie).

La chambre partagée – comme un couple – et le moment où les deux hommes sortent ensemble des toilettes pourraient suggérer l’homosexualité. Leur relation est en fait émotionnelle plutôt que charnelle, ce qui n’empêche par Mortez et Rivetot d’endosser des rôles sexués. Dans ce couple peu conventionnel, le personnage de Jean Rochefort serait le mari et celui de Gérard Jugnot l’épouse : « J’aimerais bien [avoir des enfants], mais Mortez veut pas. » Le premier a une voix grave, porte une moustache (Jugnot a dû raser la sienne pour le film) et est en position d’autorité. Le second a une voix aiguë, est plus petit, gère les cordons de la bourse, fait le repassage et s’occupe même des enfants (il met au lit le fils des hôteliers en leur absence). Lorsque Rivetot couche avec la serveuse, les rôles sont également renversés : il est désarçonné par la franchise de sa compagne d’un soir (« Tu parles vraiment comme un mec ») et elle lui demande de faire le ménage. Lorsque Mortez invite son compagnon à danser, il lui propose pourtant de mener la valse (sans doute parce que l’animateur a pris l’habitude de se faire conduire par son chauffeur).

Jean Rochefort et Gérard Jugnot dans Tandem de Patrice Leconte - Dossier Numéro 673 Avant-Scène Cinéma

La relation entre les deux hommes est aussi celle d’un père et son fils. Rivetot a autant de mal à imaginer « Mortez en train de baiser » que son « père en plein orgasme ». L’animateur est une figure paternelle ratée mais attachante, pour laquelle son assistant a une admiration inconditionnelle. Rivetot a quelque chose d’enfantin avec sa bouille ronde, sa naïveté, son enthousiasme lorsqu’il joue au Monopoly ou conduit une nouvelle voiture (il se comporte alors comme un gamin auquel on a offert un jouet). À moins que nous soyons en présence d’une mère et de son fils : Rivetot doit rattraper les frasques d’adolescent de Mortez, l’empêcher de lui piquer de l’argent et de sortir la nuit.

Patrice Leconte ne trouve pas que Mortez et Rivetot ressemblent à Laurel et Hardy. Il les imagine plutôt comme Don Quichotte et Sancho Pança.15 On pense pourtant beaucoup à Tandem en voyant Stan & Ollie (Jon S. Baird, 2018), qui raconte la tournée britannique effectuée par les authentiques Stan Laurel et Oliver Hardy à la fin de leur carrière. On y retrouve les bourgades de province, les chambres d’hôtel miteuses, la nostalgie d’une gloire passée. Comme Mortez, Hardy est un panier percé, une grande gueule qui cache sa faiblesse derrière ses clowneries, alors que Laurel, plus discret, doit comme Rivetot assurer l’intendance et protéger la stabilité du duo des frasques de son comparse.

Un grand nombre de films de Patrice Leconte, comédies comme drames, mettent en scène des duos, deux hommes, ou un homme et une femme. Le duo est aussi une façon de traiter de la solitude, centrale dans son œuvre : on recherche la compagnie de l’autre parce que seul, la vie est insupportable.16Mon meilleur ami débute par un enterrement en petit comité : ne pas avoir d’ami, c’est courir le risque de mourir seul, sans laisser de trace. Les protagonistes de La Fille sur le pont, tous deux suicidaires, se sauvent la vie mutuellement lorsqu’ils décident de s’associer pour faire un spectacle (un numéro de lancer de couteaux, dans lequel ils joueront avec la mort au lieu de l’accepter comme une fatalité). Les notables de L’Homme du train et Confidences trop intimes voient leurs existences bouleversées par l’irruption d’un ou d’une inconnue qui y apporte l’inattendu et le romanesque qui y manquaient. Les personnages de L’Homme du train s’opposent et se complètent en tout point : dans une superbe scène finale, ils vont jusqu’à échanger symboliquement leurs existences.

Nous existons au travers de regard de l’autre, comme l’a bien compris Gérard Jugnot : « La première fois que j’ai lu le scénario, je l’ai trouvé formidable mais je me suis dit : “Mon rôle ne ramassera rien. C’est pas avec ça qu’on va me trouver grand acteur”. Finalement, l’humilité que j’ai eue par rapport au rôle m’a servi. Les premiers jours, j’ai regardé Rochefort avec admiration, j’en ai fait un personnage admiratif. Du coup, si j’avais joué une espèce de concurrence par rapport à lui, ça n’aurait pas marché. Le fait que j’ai eu cette humilité l’a mis en valeur et m’a mis en valeur aussi. Sur le scénario, le personnage était vraiment Mortez. Rivetot, sans rien faire, rien qu’en le regardant, existe aussi. »17 Mortez est un homme de spectacle qui a besoin du regard de son public et de Rivetot. L’égoïsme de l’animateur l’amène pourtant à dénigrer son assistant : « On ne se connaît pas mais on s’aime bien quand même », lui dit-il ; la réplique se veut cordiale mais elle sonne comme un désaveu pour Rivetot qui est en réalité celui qui connaît le mieux Mortez. Il est une des rares personnes à avoir aperçu l’homme caché derrière le masque du trublion médiatique.

Un grand seigneur

Lorsqu’il filmait Michel Mortez tyranniser son petit Rivetot, Patrice Leconte s’est peut-être souvenu de l’enfer que Jean Rochefort, imbu de lui-même, lui avait fait vivre sur le tournage des Vécés étaient fermés de l’intérieur. L’animateur est en tout cas un rôle idéal pour Rochefort, qui y exprime à la fois son excentricité et sa part d’ombre.

Mortez ne veut pas être comparé à « ces acteurs de théâtre qui disent toujours les mêmes répliques, sur la même scène, devant les mêmes partenaires, tous les soirs ». Il est pourtant proche, sur un mode plus dramatique, des cabotins itinérants des Grands Ducs (Philippe Noiret y teint d’ailleurs ses cheveux blancs comme Rochefort sa moustache dans Tandem). Mortez vit dans une fiction, sans réaliser qu’elle se fissure de toute part : il fantasme sa vie privée, s’invente une enfance dans les casinos et une romance avec Martine Carol (« Si on le dit, c’est que ça doit être vrai ») mais doit se contenter d’une idylle brûlante avec l’horloge parlante. Il n’utilise même pas son vrai nom et a transformé Morteau (qui évoque la charcuterie) en Mortez (plus exotique et sud-américain).18

Mortez consacre la même énergie à animer son émission face à un public nombreux ou dispersé, avec ou sans candidat (la scène des piqueniqueurs), et même lorsqu’il n’est pas réellement à l’antenne : c’est le signe de son professionnalisme, ou, plus inquiétant, de son inconscience.

L’animateur est constamment en représentation. Ses cheveux sont gominés, ses vêtements ont l’air de sortir d’une malle à costume (veste en tapisserie, manteau à col de fourrure), son sourire est faux et il fait des moulinets avec ses bras avant de se figer dans des poses théâtrales. Il est trop grand pour les décors qu’il traverse : les chambres d’hôtel étriquées et les toilettes du casino dans lesquelles il « étouffe ». Les chambres trop petites sont finalement moins angoissantes que son grand appartement parisien, à la fois encombré de souvenirs et vide de toute présence humaine.

Colères soudaines, crises d’angoisse… L’histrion est un clown triste, qui se donne complètement à un public qu’il semble pourtant mépriser. Au début du film, un admirateur et sa famille font une photo avec Mortez (aujourd’hui ce serait un selfie) : il sourit de façon professionnelle, mais ce sourire se décompose dès que le flash a retenti, pendant qu’un fondu enchaîné fait lentement disparaître son visage dans un paysage bleu triste. La transition nous fait percevoir l’instabilité de Mortez : les traits de son visage s’affaissent pendant qu’il se dissout dans l’image. Seul dans sa chambre après la scène du veilleur de nuit, il se force à nouveau à sourire, de façon mécanique, sans entrain, pour masquer la vacuité de son existence.19

Voyageurs immobiles

Mortez et Rivetot sont perpétuellement sur les routes, en mouvement, et pourtant ils donnent l’impression de faire du surplace : chaque ville, chaque chambre d’hôtel, chaque émission est semblable à celle de la veille, et à celle du lendemain. Les deux hommes sont comme prisonniers d’une boucle temporelle où se répète le même rituel : Mortez salue la foule d’une phrase attendue, complimente, pose ses questions et puis s’en va. Le journaliste qui l’interviewe au début du film n’a même pas besoin d’écouter ses réponses, il recopiera l’article écrit lors d’un précédent passage en ville, puisque rien n’a changé. La caméra elle-même effectue des mouvements de balancier : les nombreux travellings latéraux du film vont soit de gauche à droite, soit de droite à gauche, ce qui revient, encore, à faire du surplace.

Jean Rochefort et Gérard Jugnot dans Tandem de Patrice Leconte - Dossier Numéro 673 Avant-Scène Cinéma

La province désuète20 permet à Mortez de continuer à vivre sa gloire d’antan, mais cela ne suffit pas à endiguer complètement le passage du temps. Le présentateur vieillit et est progressivement oublié, son audience chute. Les temps changent, inéluctablement, même si Rivetot essaie de retarder l’échéance (et la déchéance) en cachant à son patron l’annulation de leur émission. Chaque rappel du présent est une souffrance, à commencer par les évolutions vestimentaires : Mortez s’habille avec une élégance surannée et il enrage que le monde moderne permette le port du survêtement en dehors des stades. Les accessoires sont également fatigués : la bonnette du micro est déchirée et la voiture tombe régulièrement en panne. Comme dans tout road movie, le véhicule a son importance : le changement de voiture des personnages est par deux fois associé à un renouveau, la prolongation de leur émission puis leurs retrouvailles finales.

L’écoulement du temps est justement le moteur du jeu La Langue au chat, dans lequel le candidat doit répondre à une question en moins de trente secondes. La durée fatidique devient angoissante lorsqu’elle est soulignée, lors du dîner mondain, par le carillon cruel des verres à vin. La manie de Rivetot de regarder tourner les compteurs à gaz et kilométriques renvoie également au thème du temps : le compteur est circulaire, les chiffres tournent en rond (comme sur la roulette du casino), mais ils marquent aussi une progression.21

La scène finale de Tandem conjugue le caractère rassurant du même (la boucle temporelle) avec le nécessaire besoin de se renouveler (un peu). Mortez abandonne la cravate pour sa dernière émission (après tout ce n’est que de la radio), puis arrête de se teindre la moustache, signe de son évolution. Il n’est pas pour autant question d’abandonner la route et de se fixer : sans leur émission, Mortez a un coup de folie et Rivetot vole à l’étalage. Ils doivent donc renouer leur association : le nouveau jeu est moins prestigieux mais la voiture est neuve, et le principal est de rester en mouvement. La dernière réplique du film (« On n’est pas près de revenir ! ») sonne comme un cri de joie, mais elle est peut-être aussi le constat amer que ces deux-là sont définitivement à la marge et n’ont pas trouvé leur place dans notre quotidien.

Les comédiens des Grands Ducs ont également horreur de l’immobilité et sont prêts à tout pour partir en tournée : s’embarquer sur les routes de province réveille chez ces vieux messieurs une énergie démente. Au contraire, la coiffeuse et son mari, couple fusionnel, n’éprouveront jamais le besoin de quitter leur salon, comparé à un « paquebot immobile ». Dans L’Homme du train, Jean Rochefort rêve d’une vie d’aventure et Johnny Hallyday d’une paire de charentaises. Tandem s’achève de façon ouverte, sur la route et la promesse de nouvelles (petites) aventures, à l’opposé des derniers plans du Mari de la coiffeuse et de Confidences trop intimes, pièces closes filmées depuis le plafond, où les personnages ressemblent à des insectes en boîte.

Les petites routes ne sont pas dénuées de surprises et le film est traversé de saillies absurdes, des chiens rouges (une sorte de dame blanche ?) aux pluies de vélo. L’approche du voyage de Leconte n’est pas réaliste, elle est teintée de la folie douce de ses personnages.

« Français ! »

Jean Rochefort et Gérard Jugnot dans Tandem de Patrice Leconte - Dossier Numéro 673 Avant-Scène Cinéma

Le trajet, pourtant, n’est pas si agréable. Le temps est maussade, les chambres d’hôtel vétustes et, à l’exception d’une serveuse avenante, on y fait des rencontres déplaisantes : des admirateurs envahissants, des beaufs en jogging, des bourgeois confits dans leur suffisance. Tandem est un film qui hésite entre la tendresse (le portrait de ses deux antihéros inadaptés) et une satire acide de la vie de province, avec ces communes aux noms qui sentent le terroir (Marez, Friac, Brécances…), ses repas de galantine, de chips et de mauvais champagne.

L’émission radio de Tandem fait penser à ces jeux estivaux dont Pierre Étaix (Pays de cocagne, 1970) et Yves Boisset (Dupont Lajoie, 1975) ont dressé un portrait acide : les participants incultes, la foule qui s’agglutine autour des célébrités de passage, les familles hypnotisées par le poste… Les pires de tous, ce sont les vacanciers qui mangent sur le bas-côté de la route, dans la poussière. Ce sont des « cons » (tellement bêtes qu’ils ne réalisent même pas qu’ils le sont), auxquels Mortez réserve sa pire insulte, délivrée en regard caméra, comme à l’attention du public du film : un tonitruant « Français ! ». Mais Rivetot d’ajouter : « Vous savez, Michel, c’est votre public. » La réponse est cruelle, car si les admirateurs de Mortez sont des cons, qu’est-ce que cela fait de lui ? En rejetant son public, l’animateur se retrouve encore plus seul. Le duo est privé d’attaches parce qu’il a coupé les ponts, et se retrouve en conséquence contraint d’être toujours en mouvement.

Vingt-cinq ans plus tard, Leconte nous offrira une vision moins grise des routes de France : Voir la mer est un film lumineux et estival, mû cette fois-ci par l’énergie et l’indépendance de la jeunesse.

Le chemin d’un artiste

La carrière de Patrice Leconte sinue de la comédie au drame, de la superproduction en costume au film intimiste, avec ses détours (le retour des Bronzés en 2006, alors que l’on pensait que le réalisateur en avait fini avec les comédies grand public) et ses embardées (les ambitieux et inattendus Dogora ou Le Magasin des suicides). Tandem est une étape importante sur ce trajet artistique : les films avec le Splendid et Les Spécialistes ont été des succès mais c’est avec ce huitième long-métrage que Leconte fait entendre une voix authentiquement personnelle. Il y révèle pour la première fois son art de la miniature : un nombre réduit de personnages ; des solitudes qui se rencontrent ; une narration minimale et fragmentaire dont se dégagent progressivement des émotions délicates et sincères ; un soin pictural qui n’étouffe jamais de grandes performances d’acteur.

Après la tentative, au résultat mitigé, de porter à l’écran un humour de bande dessinée (Les vécés étaient fermés de l’intérieur), les premières comédies de Leconte ont une mise en scène fonctionnelle. Les Spécialistes, en raison de ses cascades et de ses décors spectaculaires, est un film au découpage très préparé, soigné mais encore neutre. La (fausse) simplicité narrative de Tandem permet par contre au réalisateur de s’imposer sur un plan visuel. Un signe qui ne trompe pas : pour la première fois, Leconte tient la caméra et cadre lui-même son film, ce qu’il n’a cessé de faire par la suite. Il ne se contente plus, comme au temps du Splendid, de servir le scénario et de faire tenir la situation dans le cadre : la caméra se libère, prend possession de l’espace par de longs travellings, le plus souvent latéraux, qui nous découvrent les décors (la route dès le premier plan, le dancing, les allées du supermarché). Plusieurs scènes sont emballées en un unique plan mobile, qui met en valeur les acteurs et impose une durée, donne au film à la fois lenteur et concision. La mise en scène enchaîne les pleins et les déliés, des plans-séquences discrets et des moments plus fragmentaires. Dans ses films suivants, le cinéaste saisit au détour d’un plan des sensations fugaces : une robe soulevée par le vent (Le Parfum d’Yvonne), un sein entraperçu par l’ouverture d’une blouse dans la chaleur de l’été (Le Mari de la coiffeuse), la pluie qui s’égoutte d’un vêtement (Confidences trop intimes)…

À mesure que sa carrière avance, Leconte multiplie les essais visuels, en particulier dans deux directions : la caméra portée et la couleur. Dans Les Grands Ducs (pour dynamiser le vaudeville) et de façon plus fine dans les films qui suivent, le cinéaste-cadreur s’expérimente à une caméra instable, qui colle aux déplacements vifs des personnages. Il décadre, nous surprend par un coup de zoom ou une perte le point, il laisse l’image être envahie par une zone de flou qui fait ressortir sa matérialité. Tandem ou Monsieur Hire bénéficient encore de cadres très composés, mais Leconte utilisera plus tard le tremblé charnel de la caméra pour traduire le trouble de ses personnages. Les couleurs de Tandem sont réduites au gris (l’asphalte), au blanc (le ciel) et la lumière électrique jaunâtre des intérieurs. Là encore, la palette du cinéaste ne cessera de s’enrichir, avec un goût pour les tâches colorées (flacons d’eau de Cologne du Mari de la coiffeuse, écharpe verte du Parfum d’Yvonne, lumières des manèges de Félix et Lola…) et les étalonnages marqués, parfois proches des teintages du cinéma muet (les couleurs des saisons dans La Veuve de Saint-Pierre ; L’Homme du train, dans lequel chacun des deux personnages se voit associé une couleur qui teinte les plans où il apparaît).

À partir de Tandem, le cinéma de Patrice Leconte va donc évoluer vers toujours plus de liberté, de souplesse et de sensualité. Ce « petit film à moi » a été un jalon, qui lui a permis de passer des univers potaches de Marcel Gotlib et du Splendid à ceux, plus introspectifs et raffinés, de Georges Simenon, Patrick Modiano et Stefan Zweig.

SYLVAIN ANGIBOUST

1. Patrice Leconte : J’arrête le cinéma. Entretiens avec Hubert Prolongeau, Calmann-Lévy, 2011, p. 89.
2. Idem, p. 15.
3. Lors de son passage agité dans un casino, Mortez fait tourner la roulette en lançant : « Roulez jeunesse ». On est tenté d’y voir une allusion au fameux présentateur radio, ainsi qu’à la jeunesse perdue du personnage.
4. Idem, p. 107.
5. Idem, p. 108.
6. Interview de Martin Veyron, in Pascal Chantier, Jean-Charles Lemeunier : Patrice, Leconte et les autres, Seguier, 2001, p. 378. Il reste quelques idées de Veyron dans le scénario final du film, parmi lesquelles celle des vélos qui tombent des ponts, déjà présents dans sa bande-dessinée Le nègre blanc le cul entre deux chaises (Futuropolis, 1980). La présence d’hommes sur les ponts routiers fait aussi penser par anticipation à un autre film de Leconte, La Fille sur le pont.
7. J’arrête le cinéma, op. cit., p. 110.
8. Idem, p. 112
9. Interview de Gérard Jugnot. Patrice, Leconte et les autres, op. cit., p. 97.
10. Interview de Patrick Dewolf. Patrice, Leconte et les autres, op. cit., p. 357.
11. À propos de Tango. J’arrête le cinéma, op. cit., p. 157.
12. Idem, p. 145.
13. Interview de Patrice Leconte. Patrice, Leconte et les autres, op. cit., p. 502
14. Le scénario indique la présence à cet endroit d’une scène de rêve finalement coupée. Le songe montrait Mortez apprendre l’annulation de son émission devant un Rivetot impuissant. Patrice Leconte raconte une autre version de la scène : « Rochefort faisait un cauchemar et je l’avais filmé sur une plage déserte, avec des chaises à perte de vue et quatre spectateurs sur les chaises. C’était trop lourd, trop signifiant. Mettre un rêve dans un film, c’est nul. » J’arrête le cinéma, op. cit., pp. 115-116.
15. Idem, p. 91.
16. Dans les premières comédies de Leconte, les amis sont plutôt des parasites : Les Bronzés, Viens chez moi, j’habite chez une copine.
19. Le même type de gymnastique faciale a valu à Joaquin Phoenix un Oscar pour Joker.
20. Dans une ville, on diffuse Docteur Jivago, film vieux de vingt ans au moment où se déroule Tandem. Le programme du cinéma est périmé et « la séance est commencée. » Le retard, toujours.
21. La discussion sur le compteur de gaz et la roulette a lieu au Lavomatic, au milieu des machines à laver dont le hublot et le tambour sont également des motifs circulaires.




Back to Top ↑