Numéro Couverture du Numéro 643 de l'Avant-Scène Cinéma sur le film Charade de Stanley Donen

Publié le 22 mai, 2017 | par @avscci

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Numéro 643 – Charade de Stanley Donen

Couverture du Numéro 643 de l'Avant-Scène Cinéma sur le film Charade de Stanley Donen 4ème de couverture du Numéro 643 de l'Avant-Scène Cinéma sur le film Charade de Stanley Donen

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Dossier Charade de Stanley Donen

De l’écart d’âge dans la comédie sentimentale hollywoodienne

« Comme Juliette à quinze ans »

REGGIE : Oh-oh – here it comes. The fatherly talk. You forget I’m already a widow.
DYLE : So was Juliet – at fifteen.

On a touché au visage

Peu de films parviennent autant que Charade à condenser les personae respectives de leurs acteurs principaux – son titre, dans son acception française, prend en ce sens valeur de rébus cinéphile. C’est en fait une bonne partie du cinéma de Stanley Donen qui s’affaire à montrer, à la surface des voix et des visages des acteurs, la sédimentation du passé.  « Une grande partie du passé agit sur nous avec autant d’énergie et de pouvoir que les expériences que nous subissons maintenant. Nous ne vivons que dans l’instant, et pourtant cet instant est tributaire du passé », confiait le cinéaste en 1969 à Bertrand Tavernier à propos de Voyage à deux (1967), avec Audrey Hepburn et Albert Finney.

Chantons sous la pluie (1951) livrait déjà une archéologie du musical à partir de ses racines muettes, tout un petit peuple de Hollywood s’y voyant soudain obligé de courir après la technologie, de prendre langue alors que la pantomime l’avait façonné. Indiscret (1958), avec le couple inoubliable des Enchaînés d’Hitchcock, expose la peau vieillissante dès la première rencontre entre un diplomate et une actrice : sonnant à sa porte alors qu’elle vient de s’enduire de cold cream, le Cary Grant révélé très bronzé depuis son passage à la couleur en 1954 (La Main au collet) se trouve soudain face à une Ingrid Bergman au masque blanc. Une fois le milieu des fifties atteint, le passé de ces peaux d’acteurs découverts dans les années 30 et 40 devient la matière première des comédies amoureuses. La fragilité cutanée est un atout appréciable pour les scénarios de seconde chance. Il suffit de voir Grant et Bergman se regarder silencieusement dans l’ascenseur qui mène à leur nuit d’amour pour y voir la scène manquante de Elle et lui (1957) : « N’oubliez pas de prendre l’ascenseur », avait recommandé Grant à Deborah Kerr dans le film de McCarey en lui donnant rendez-vous au 102ème étage de l’Empire State Building, sans savoir que ses pieds ne la porteraient pas jusqu’à la cabine. Dans Charade, dès les premières minutes, Hepburn puis Grant sont aspergés en plein visage par le pistolet à eau du petit Jean-Louis, comme on efface un tableau noir pour y inscrire une nouvelle leçon.

The reluctant non-debutante

Les deux « tableaux », en l’occurrence, ont vingt-cinq ans d’écart. Au temps des comédies de remariage, avec leur vocation perfectionniste et leur égalité dans le couple obtenue à coups de conversations tranchantes, a succédé une guerre des sexes feutrée. Les récits amoureux apparient des acteurs en âge d’être pères, voire grands-pères,  à des actrices de la génération suivante. L’hypothèse pessimiste consiste à voir dans cette vague de sugar daddies un report de la domination masculine sur la jeune génération féminine, les secondes chances des messieurs croisant les premières fois des demoiselles. Quoi qu’il en soit, l’écart d’âge s’est creusé entre 1954 et 1964. Hitchcock réussit à faire revenir Grant sur sa décision de prendre sa retraite en 1953, mais dans La Main au collet, sa partenaire Grace Kelly a vingt-cinq ans de moins que lui – une bagatelle par rapport aux trente et un ans qui séparent Hepburn de Bogart dans Sabrina de Billy Wilder la même année… Dans Elle et lui, l’âge de Grant est quelque peu esquivé : « Nous avons déjà manqué le printemps », remarque celle qui n’a pourtant que trente-six ans (dix-sept de moins que lui), chacun s’accordant à dire qu’il vit la dernière occasion de grand amour. Dans La Mort aux trousses (1959), les vingt ans qui séparent Grant d’Eva Marie Saint sont combattus à coups de prouesses physiques. De cela, Charade n’use que par éclats, comme dans la séquence sur le toit de l’American Express Office, rue Scribe, lors de laquelle Grant fait preuve d’une soudaine force contre un Scobie pourtant armé d’une main-crochet articulée, soit l’exact antidote au danger classique du cliff hanger

Audrey Hepburn dans Charade de Stanley Donen

Les biographies de Cary Grant l’attestent : celui-ci refusait de jouer un dirty old man dans Charade. Il avait d’ailleurs décliné, une semaine avant le début du travail sur le film, le rôle finalement tenu par Humphrey Bogart dans Sabrina, puis celui qui échut à Gary Cooper, toujours avec Hepburn, dans Ariane (1957). Désormais âgé de cinquante-huit ans, Grant persuade le scénariste de Charade, Peter Stone, d’intégrer l’écart d’âge à l’intrigue et aux dialogues pour mieux le désamorcer. « C’est mauvais pour ma tension », rappellera Dyle dans l’une des nombreuses répliques humoristiques soulignant délibérément le fossé générationnel. Dans Touchez pas au grisbi (1953), Jacques Becker faisait dire à Gabin, gangster en visite au cabaret avec son vieil ami affriolé, qu’il était « trop fatigué » pour avoir envie de « se farcir » ces jeunes dames. « J’ai sommeil, j’vais dormir » devenait le mantra de Max, sans doute parce que comme Grant, le mythe vivant des écrans français se retrouvait à la cinquantaine étouffé par les scénarios sous des nuées de petites « pépées »… Comme lui, qui chausse ses lunettes pour compulser l’annuaire à l’étonnement de son entourage, le Dyle de Charade sort les siennes en pleine action, comme pour mieux prendre conscience du danger, en haut du toit où Scobie l’a forcé à monter. La stratégie est connue : le barbon potentiel est délesté de sa suspicion de lubricité à partir du moment où il mentionne à tout bout de champ son âge, en le présentant comme rédhibitoire. Dans Drôle de frimousse (1957), Fred Astaire, photographe de mode, n’envisage d’abord Audrey Hepburn, libraire existentialiste, que comme une sorte de contre-emploi nécessaire à une séance de photos pittoresque – Dieu le garde d’éprouver le moindre désir…

Donen ou l’amour de l’artifice

Au-delà des ressemblances entre Ariane et Drôle de frimousse, où Hepburn tient la vedette la même année, la patte de Donen est reconnaissable : il faut à Astaire l’apparence du mariage, devant l’objectif de son appareil photo, pour qu’il entende enfin la déclaration d’amour : c’est lorsque, posant pour son magazine en mariée devant une église, Hepburn lui déclare se sentir malhonnête dans cette robe, que la conversation professionnelle ouvre sur la possibilité de l’amour. Le « masque » de crème cosmétique que portait Bergman dans Indiscret fonctionne aussi comme catalyseur de l’amour : les deux professions de Grant et de Bergman, diplomate et actrice, vont en effet mettre face à face deux conceptions du mensonge.

Charade, jusque dans le sens premier de son titre en anglais (« simulacre »), explore cette piste de manière encore plus riche : la dissimulation de l’écart d’âge, qui n’est plus de rigueur, s’y transforme en dissimulation plus vaste, aux proportions diplomatiques et existentielles. Dans l’évident modèle du film, La Mort aux trousses, Cary Grant s’entendait dire qu’il était « l’homme de nombreux noms » ; Donen fait ici s’accumuler les noms lors des stupéfactions successives de Reggie, qui finira par lancer : « Vous ne pouviez même pas être honnête sur votre malhonnêteté ! » – écho à l’indignation d’Ingrid Bergman dans Indiscret : « Comment osait-il me faire la cour alors qu’il n’était pas marié ? ». Ces exclamations qui frisent l’absurde sont la marque d’un intérêt profond de Stanley Donen pour les puissances du faux, qu’il s’agisse d’une simple robe de mariée fournie par un magazine de mode ou des identités multiples de ses héros. L’âge du capitaine entre dans cette célébration de la façade par ce cinéaste de la surface : les noms successifs de Grant (Peter Joshua, Alexander Dyle, Adam Canfield, Brian Cruikshank) cristallisent bien sûr l’abondance des rôles qu’a endossés la star dans sa carrière, mais ils servent aussi à lui insuffler une nouvelle jeunesse par la célérité avec laquelle les masques défilent. Dans le climax de l’action, sous les arcades du Palais-Royal, Reggie est sommée de choisir (fait-elle confiance à Dyle ou au diplomate qui dit s’appeler Bartholomew ?) ; son « ADAM ! » résonne comme l’acte de renaissance de Dyle mais aussi de Grant, premier homme, remis à nu, d’un Hollywood chassé du paradis classique.

Faire vieillir la femme-enfant

Scénaristiquement, conserver l’écart d’âge tout en le gommant passe également par une opération délicate du côté féminin : il s’agit d’extirper Hepburn de son emploi de femme-enfant sans pour autant lui faire subir le traitement-express à la Cendrillon que lui avait administré Wilder (Sabrina, fille de chauffeur à la frange de gamine, rentrait de son année à Paris métamorphosée en mannequin Givenchy ; l’étudiante Ariane, pour sauver le vieux don juan d’un mari vengeur, enfilait la toilette et la voilette d’une épouse adultère). Pour Charade, le remaniement du scénario implique que Reggie poursuive Dyle de ses assiduités. Sans doute l’âge moyen de la myriade d’hommes qui entourent Reggie (les gangsters compris), beaucoup plus élévé que le sien, contribue-t-il aussi à relativiser le fossé entre Dyle et elle. Mais Regina Lampert bénéficie aussi du passif désillusionné de la Holly Golightly de Diamants sur canapé de Blake Edwards (1961), cocotte de la jet set new-yorkaise : Hepburn, à trente-trois ans, enchaîne en quelques minutes la drague agressive du divorce imminent (le début à Megève) et l’indépendance affective du veuvage (le retour à Paris). Les tiroirs vides qu’elle ouvre dans l’appartement conjugal riment visuellement avec le tiroir de la morgue où gît son mari. Insert hitchcockien sur son pied affublé d’une étiquette nominative. « Vous l’aimiez ? » demande le commissaire. « J’ai froid », répond Reggie. L’anglais I’m cold traduit encore mieux la détermination de Donen, à ce stade, de ramer à contre-courant de la comédie romantique : ce n’est pas un « cendrillonage » que subit Hepburn mais un vieillissement instantané. La « veuve de quinze ans » (Dyle la compare plus tard à la Juliette de Shakespeare) poursuit le dialogue avec la mort que ses répliques joueuses initiaient sans le savoir (à Megève, elle disait avoir trop d’amis pour en ajouter un, à moins que l’un d’entre eux ne meure).

« Paris, Paramount » versus « Paris, Universal »

Audrey Hepburn et Cary Grant sur les quais de Seine à Paris dans Charade de Stanley Donen

On connaît le mot de Lubitsch : « I’ve been to Paris, France and I’ve been to Paris, Paramount. Paris, Paramount is better ». Stanley Donen fait une utilisation originale de cette destination habituelle dans les années 50 : si, dans Drôle de frimousse, « Paris, Paramount » était d’une telle perfection photographique et chromatique qu’il avait la sophistication de New York (grâce à la collaboration du photographe Richard Avedon), le « Paris, Universal » de Charade réfléchit sur son « écart d’âge » avec d’autres façons dont Paris a habité Hollywood. D’un côté, Jean d’Eaubonne, décorateur connu pour ses collaborations avec Duvivier, Grémillon ou Ophuls, couvre davantage de terrain que le tout-venant des grosses productions hollywoodiennes : l’Euresco où travaille Reggie rappelle l’Otan parisien d’Indiscret, mais l’hôtel où séjourne Hepburn, limitrophe des 5ème, 13ème et 14ème arrondissements (la poursuite finale commence à la station Saint-Jacques et on aperçoit un café à Censier) contraste avec les ambiances post-lubitschiennes d’Ariane comme avec les monuments repérables de Drôle de frimousse. Mais de l’autre, bien que le Montmartre pittoresque d’Un Américain à Paris (1951) ne soit pas non plus convoqué, le film lui, l’est, dans une citation directe : « Vous vous souvenez de la façon dont [Gene Kelly] dansait ici, au bord du fleuve, dans Un Américain à Paris, avec une telle insouciance ? ».

Mais le contexte de cet échange importe, autant sinon plus que la citation : Reggie vient de dire à Dyle que la mort de Scobie l’affecte. « Ce ne serait pas bien d’être comme lui ? – Qui, Scobie? – Non, Gene Kelly… ». L’ambiguïté grammaticale écorne la référence à Kelly, mis en parallèle avec un gangster handicapé. Et surtout, juste après, au lieu de glisser vers la chorégraphie comme le faisaient Kelly et Leslie Caron au bord de la Seine, la gestuelle de Reggie finit en glace écrasée sur le costume de Dyle. L’attribut enfantin par excellence (le cornet vanille-chocolat) traduit la différence d’âge, si l’on veut, mais il la tourne en dérision, de même que les séquences au « Vrai Guignolet » du Rond-Point des Champs-Elysées nuancent la jeunesse du visage d’Hepburn en multipliant ceux, bien plus jeunes encore, des spectateurs. Disons-le autrement : le quai de la Seine, décor traditionnellement capable de dissoudre dans le clair de lune la différence d’âge, a chez Donen pour horizon la teinturerie. Si l’on admet la piste d’un Donen explorateur du superflu et du superficiel, le détail des costumes importe, autant que celui des visages. Déjà, dans le bureau de Bartholomew (Walter Matthau), réminiscent du « Professor » de La Mort aux trousses, c’était une tache sur le costume qui introduisait un doute : « J’avais un excellent teinturier rue de Ponthieu », lance-t-il hors de propos quand il reçoit la jeune veuve. Le contraste entre la gravité de l’assassinat tout récent et la trivialité du monologue aux vagues échos de parodie de Macbeth (« la dernière fois que j’ai envoyé cette cravate chez le teinturier, seule la tache m’est revenue ») attire l’oreille sur l’identité factice de Batholomew, personnage qui ne déparerait pas dans la galerie de voisins du Jack Lemmon de La Garçonnière (Billy Wilder, 1960). D’un côté, Grant et son costume, dont il répète qu’il est pourvu de la technologie drip-dry (sans repassage) ; de l’autre l’éternel frotteur Bartholomew, insistant sur la tache avec son mouchoir trempé dans l’essence à briquet… Les étoffes outragées de ces deux costumes masculins font office de secondes peaux : peau tannée, assumant son âge, d’un Cary Grant qui refuse désormais de faire comme si le sujet n’était pas visible à l’œil nu ; façade cinématographiquement usée de l’institution gouvernementale américaine, entre État et CIA, le costume du diplomate comme celui de l’espion confondus en une seule et même veste maculée.

La dernière douche de Cary

Ce bref parcours d’un aspect du couple Dyle/Reggie montre combien Charade, avec ses airs de parodie hitchcockienne, peut être envisagé comme charnière dans l’évolution complexe du visage à Hollywood, déjà bouleversé, comme Donen l’a bien relevé, par l’apparition du son puis celle de la couleur. Roland Barthes contrastait le visage de Audrey Hepburn avec le « masque » de Greta Garbo, parlant du sien comme d’un « événement » tandis que la star suédoise relevait de « l’idée ». Apparemment schématique, l’hypothèse se confirme dans la façon dont Reggie se trouve ici confrontée à la mort, dans le désordre : d’abord brutalement, au corps refroidi de son mari assassiné, à la morgue mais aussi dans la longue séquence d’enterrement où ses ennemis viennent vérifier par divers moyens qu’il est bien mort ; puis avec une grande douceur à travers l’âge de Dyle.

Face à la résistance amoureuse de Dyle, Reggie/Hepburn rembobine l’histoire du cinéma : c’est elle qui le force à venir se doucher dans sa chambre, rejouant à la fois la douche de L’Impossible Monsieur bébé (dans les deux films, Grant ressort avec peignoir de femme) et celle de La Mort aux trousses (un élément de trahison apparaît pendant la douche chez Hitchcock comme chez Donen). C’est encore elle qui cite en actes le baiser célèbre des Enchaînés, en pointillés, pendant que Grant est au téléphone. C’est elle enfin qui se place au centre d’un triangle comme Eva Marie Saint entre Grant et James Mason dans La Mort aux trousses. S’il faut créditer pour tous ces aspects le scénariste et le réalisateur, le rôle d’Audrey Hepburn n’est pas à négliger dans la façon dont elle tend à l’âge d’or hollywoodien un miroir, légèrement déformant, afin d’introduire la possibilité du « jeu », au sens menuisier : elle avait après tout refusé Gigi et son « Thank Heaven for little girls ! » entonné par Maurice Chevalier, pour préférer Drôle de frimousse, avec l’intuition d’un plus grand potentiel de métamorphose. En déplaçant la célèbre réplique d’Hamlet, « Dormir, rêver peut-être », Charade fait de Hollywood le lieu d’une mélancolie douce, non exempte de lucidité. Vieillir, aimer peut-être… n

Charlotte Garson

 

 




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