Numéro Couverture numéro 635 Avant-Scène Cinéma . Dossier No de Pablo Larrain

Publié le 20 septembre, 2016 | par @avscci

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Numéro 635 – No de Pablo Larraín

Couverture numéro 635 Avant-Scène Cinéma . Dossier No de Pablo Larrain 4ème de Couverture numéro 635 Avant-Scène Cinéma . Sommaire du numéro

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Dossier No de Pablo Larraín

La campagne du NON à Pinochet : chronique d’une joie programmée

Ellipses et paradoxes initiaux

No est le quatrième long métrage de Pablo Larraín, qui forme avec les deux précédents, Tony Manero (2008) et Santiago 7, post mortem (2010) une trilogie de l’histoire récente du Chili, du coup d’État de la Junte militaire (1973) au référendum qui mit fin à la dictature de Pinochet (1988). La campagne publicitaire menée par le camp du NON y est présentée comme ayant joué un rôle décisif dans la défaite du régime. Le resserrement d’une œuvre filmique oblige à des simplifications : le triomphe du NON est entièrement attribué à la campagne orchestrée par René Saavedra, alors que les 15 minutes quotidiennes dont disposait le camp du NON à la télévision pendant 27 jours ne pouvaient suffire à assurer la victoire, laquelle est à attribuer à une collectivité et non à un individu.

La campagne déborde d’une vitalité impulsée par Saavedra – incarné par Gael García Bernal – engagé au début comme simple conseiller et qui devient le créateur de la stratégie de communication pour tourner la page des années de dictature. Toutefois, le jeune publicitaire, présenté au début comme éloigné des luttes politiques, est conscient du fait que la victoire, si elle autorise un retour à l’exercice des libertés fondamentales, ne signifie pas un changement radical sur le plan socioéconomique, mais consacre au contraire la politique néolibérale intronisée par Pinochet. Paradoxe qui est cette fois une ironie réelle de l’Histoire. Son apathie lors de la proclamation des résultats offre un saisissant contraste avec l’euphorie qui s’empare des autres partisans du NON.

Le film : un changement esthétique

Les deux films précédents du réalisateur dressaient un portrait glaçant de l’atmosphère de l’époque, celle où le bruit des chars recouvrait tout. C’est un changement de tonalité qui s’opère dans ce film, où l’esthétique, portée par l’espérance historique qu’elle retrace et recompose, revendique le vidéo-clip pour faire vendre sans distinction produits de consommation ou idées politiques1. Le constat n’est pas dépourvu d’amertume, comme l’atteste l’attitude résignée du protagoniste continuant à travailler en tandem avec son chef ex-partisan du OUI. Ce rôle de Lucho Guzmán est interprété par Alfredo Castro qui était l’inquiétant Raúl dans Tony Manero et l’implacable Mario de Post mortem. Le plan récurrent mais très bref de René se déplaçant en skate au milieu de la rue est un emblème de cette génération qui dit non aux abus de pouvoir du régime, mais aussi non à la sauvegarde de la mémoire tragique.

L’esthétique Coca-Cola appliquée à la politique

L’embrayage diégétique repose sur la présentation d’un spot pour Coca-Cola, dont la devise est « free ». Bouteilles de Coca et foule en délire, voix off qui exulte : « Il est jeune, il est libre, il est free ! » Dans un tourbillon ludique, des plans ultra-rapides se succèdent, une foule vue en surplomb participe avec frénésie au concert, un jeune homme euphorique saute en l’air tandis qu’un glaçon plonge allègrement (suivant un mouvement inverse) dans le verre de Coca « free ». Un enchaînement parfait, un rythme trépidant. Ces images jouant sur le recyclage de spots réels nous semblent aujourd’hui banales, mais représentent dans la diégèse la notion innovante de jeunesse associée à la liberté ; et cela en dépit de la langue employée, celle des États-Unis, dont le gouvernement de Nixon avait favorisé l’accès au pouvoir de Pinochet.

L’empire américain est passé maître dans l’efficacité des stratégies de communication. Ainsi est distillée dès le début l’idée selon laquelle il continue à diffuser son style, et au-delà, sa loi : liberté quand il le faut aux yeux du monde, or un vieux dictateur ne lui est plus utile, ce qui explique que Pinochet ne puisse plus compter sur cet appui extérieur.

L’arc-en-ciel et l’ode à la joie

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René va imposer son style. Pour commencer, un logo et un hymne. Le premier est un arc-en-ciel en arrière-plan du NO. De façon symbolique, l’arc-en-ciel, envoyé par Yahvé dans la Bible pour mettre fin au déluge universel, reste un symbole de réconciliation et d’espérance. Abolissant l’égocentrisme, il signifie ici le lien d’une communauté qui regarde vers l’avenir. Gêné par des questions agressives, René explique maladroitement que chacun des partis politiques peut s’identifier de façon abstraite avec l’une des couleurs de cet arc-en-ciel, mais à l’évidence il s’agit de l’ensemble du pays et non des partis. Au niveau plastique, l’addition des sept couleurs apporte la touche de gaieté que les Chiliens entendent faire entrer dans leur vie.

Après avoir visionné avec Urrutia et ses créateurs le premier spot du NON, René est accablé. Des images d’archives du bombardement du Palais présidentiel de La Moneda ouvrent la voie au rappel du coup d’État et de la répression sanglante qui s’ensuivit. Face aux militants qui défendent le droit à la mémoire dès lors qu’ils disposent enfin d’un créneau de libre expression, René désapprouve, avec la simple évidence que « cela ne fait pas vendre ». Il présente donc sa contre-proposition2 en répétant mot pour mot une partie de ce qu’il avait dit pour exposer le spot sur « Coca-Cola free », ce qui accentue la prise de distance critique, le mécanisme répétitif d’une leçon apprise étant à l’opposé de l’enthousiasme qu’il est censé communiquer. Pourtant, cette prise de distance vis-à-vis du protagoniste n’entame en rien le potentiel d’empathie suscitée par l’acteur mexicain : les limitations du personnage qu’il incarne le montrent comme un homme pris dans les réseaux des contradictions de notre modernité.

René se trouve face à un double dilemme : comment convaincre les socialistes que la bonne stratégie n’est pas dans le rappel des atrocités commises par le régime, et comment réussir à toucher un public cible aussi vaste ? La différence avec la communication marketing est que Coca-Cola vise une jeunesse libérée des tabous, tandis qu’une campagne politique s’adresse à tous dans leur diversité. Les indécis sont nombreux : la frange des 60-65 ans, qui ont peur du retour du socialisme, car il représente les files d’attente devant les magasins, et celle des jeunes qui pensent qu’une élection organisée par un système fasciste n’a aucune chance d’aboutir favorablement. Il faut donc trouver un « produit » (Saavedra corrige en « concept ») qui séduise à la fois les vieux et les jeunes. L’idée est de se fonder sur le concept de joie, car dans un quotidien anxiogène, c’est d’espoir et d’optimisme dont les citoyens ont besoin. La frivolité publicitaire (dans une moindre mesure, celle du personnage) va progressivement jouer sur une palette plus large : elle se métamorphose en séduction générale. Car il ne s’agit pas (pas encore) de vendre un dirigeant politique, il s’agit de porter un espoir, et même une utopie : celle de changer un pays.

Le premier spot présenté par René est embryonnaire, avec l’ébauche de l’hymne entraînant : « Chile, la alegría ya viene », se terminant par la conséquence logique : « je vais dire non ». Le dernier plan réutilise même le mime hilare agitant une bouteille de Coca qui avait été exclu du clip publicitaire pour la campagne « Free ».

Inventivité audiovisuelle multidirectionnelle

Parmi les progrès fulgurants de la campagne, signalons le plan des pieds chaussés de baskets à l’arrière d’une camionnette qui s’agitent de gauche à droite pour signifier le non. Le discours audio-visuel favorise ainsi l’autonomisation d’une partie du corps (les pieds) ou d’un objet (les essuie-glaces d’un pare-brise) pour les resémantiser dans le contexte de la chanson fétiche : emportés dans un même mouvement, tous les objets de la vie courante semblent répéter non à l’envi. Cette séquence pleine d’idées neuves pour la campagne se termine pourtant par le désaccord entre les responsables, Fernando opposant à René que le pique-nique filmé pour montrer la joie conviviale se fait autour de baguettes de pain, produit d’importation inauthentique.

Mais la fantaisie des inventions est comme l’arc-en-ciel, multicolore, alliance d’éléments hétérogènes : aux canons de la communication de masse « made in USA » qui invite à se laisser bercer par la fallacieuse illusion référentielle sans solliciter l’intelligence du spectateur, s’ajoutent d’autres signes, comme le jingle qui repose sur l’alliance du graphisme (NO) et du signe mathématique : + (« No más Pinocho » dit Carlos, employant ce plaisant surnom du menteur du conte pour désigner le dictateur). Autres trouvailles humoristiques : le plan d’un barbu à qui la voix off demande : « Que diriez-vous à un dictateur ? » Après avoir regardé à droite et à gauche pour voir si personne ne le surveille, il tire la langue où est collé le logo du NO. Autre spot : un couple au lit, où le mari insiste pour faire l’amour (« dis-moi oui »), mais la femme refuse et l’emporte, l’homme s’écriant comme triomphalement : « alors, non ! »

La campagne du NON inclut aussi « la cueca des femmes seules », celles qui dansent sans partenaire masculin, à cause des disparitions massives de leurs compagnons, et que visionne avec scepticisme René. Pourtant, le chanteur britannique engagé Sting se fit l’écho de ces actions des veuves de disparus en composant sa chanson They dance alone qui remporta un grand succès en 1988.

Si la campagne ne peut se cantonner à l’esthétique Coca-Cola et doit incorporer des éléments idiosyncrasiques authentiques, elle s’enracine aussi dans le mythe : ainsi, les brefs plans des jeunes cavaliers brandissant le drapeau chilien qu’ils se transmettent, constituent l’expression de la fierté nationale. 

L’échec de la campagne du OUI

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Le premier épisode de la campagne du OUI est un panégyrique du dictateur : foules enthousiastes et enfants chantant les larmes aux yeux et recevant les baisers du vieux militaire, dans la plus pure tradition des propagandes fascistes. Contrairement à la campagne du NON, on voit comment l’enthousiasme mis en scène résulte de la soumission collective à la figure dominante du chef quasi sacralisé.

Mais on assiste à une évolution de la campagne du OUI, dont le slogan est « un país ganador ». S’apercevant de la supériorité de la campagne du NON car « on ne peut lutter contre un concept universel comme la joie avec des statistiques d’exportations de fruits » (ainsi que le reconnaissent eux-mêmes les partisans du OUI), les concepteurs adoptent donc une autre stratégie : reprendre des inventions du NON pour les détourner dans l’intention de les ridiculiser. Ainsi l’utilisation de la phobie de l’extrême-droite contre le socialisme, considéré comme un ramassis de terroristes. Idéologiquement dépassé par rapport au contexte historique, le spot est aussi une erreur sur le plan formel car il consacre le retour raté du logocentrisme. En effet, dans un plan de jeunes filles dansant au rythme entraînant de l’hymne du NON, voilà que surgit un terroriste reconnaissable au bas qui masque son visage et vient gâcher la fête, tandis que la voix over déclare que, même déguisé, un marxiste reste un marxiste. Le discours se fonde sur un proverbe (« Aunque la mona se vista de seda, mona es y mona se queda »). Il est peu probable qu’il soit connu de la jeunesse, et le fondement logocentrique à l’appui de l’irruption du pseudo-terroriste, tombe à plat.

Autre erreur, le cavalier se transforme en cavalier de l’Apocalypse, porteur non plus du drapeau chilien, mais du drapeau rouge orné de la faucille et du marteau. L’image pervertit l’essence de l’autre, lui dénie son patriotisme. Mais, se posant uniquement en discours de haine, le discours du OUI se discrédite lui-même. Il faut éviter d’entrer dans la contagion hystérique : la campagne du NON reste fidèle à elle-même et ne répond pas aux attaques.

Finalement, le fait de ne disposer que de quinze minutes quotidiennes d’antenne a peut-être été un atout pour la campagne du NON, l’obligeant à la concentration, et évitant la dilution du discours audiovisuel. L’inventivité est certes ce qui a fait le succès de la campagne du NON ; elle a aussi contribué au succès du film de Larraín. n

Françoise Heitz

1. Pour une analyse plus complète, voir l’article de Françoise Heitz dans La Fantaisie dans les arts visuels (dir. Heitz et Le Vagueresse), Reims, Epure, 2015.
2. Les clips qui apparaissent dans le film sont empruntés à la campagne originale, et réintroduits habilement dans la diégèse.




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