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Publié le 21 février, 2016 | par @avscci

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Numéro 630 – Kandahar de Mohsen Makhmalbaf

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Dossier Kandahar de Mohsen Makhmalbaf

L’empire artistique de Mohsen Makhmalbaf

Il y a parfois des murmures autour du plus célèbre des cinéastes iraniens, avec Abbas Kiarostami, Mohsen Makhmalbaf. Des rumeurs, des racontars qui de festival en festival se plaignent de la mainmise de cet homme, de son pouvoir et de la représentation du pays faite par ses films. Mais souvent, tous ces dires multiples se focalisent autour d’une facette du cinéaste devenu un cliché avec, dans ce cas, un indéniable fond de vérité. C’est le chef de famille, voire chef de clan, qui est parfois remis en question, car personne ne doute plus vraiment des qualités du metteur en scène. Makhmalbaf est souvent présenté comme le parrain du cinéma iranien pour des raisons précises : directeur d’une école de cinéma et « padre » d’une famille dont les deux filles ont déjà, à des âges très précoces, réalisé des films sélectionnés dans des festivals internationaux. Une manière comme une autre, pour l’auteur, d’incarner tout un pan du cinéma iranien à lui tout seul.

La « maison » Makhmalbaf

On peut, avec un peu d’humour, considérer la famille Makhmalbaf comme un jeu cinématographique des sept familles. Dans ce clan-ci, je demande la fille aînée : Samira Makhmalbaf, surgie à seulement dix-huit ans sur la scène internationale avec La Pomme. Puis, on peut demander la fille cadette, Hana, qui a notamment triomphé avec Le Cahier, à vingt ans. Mais il y a également, ne l’oublions pas, la mère, Marzieh Meshkini, qui a connu un beau succès avec Le Jour où je suis devenue femme, un film sorti en 2000 et écrit par le patriarche en personne. La solidarité technique et artistique, entre tous les membres de la famille, est d’ailleurs l’un des ciments ayant permis en grande partie la réalisation de tous ces longs métrages. Au centre du phénomène il y a, avant toute chose, la « Makhmalbaf Film House », une large structure de production dont fait partie la « Makhmalbaf Film School ». Cette école a été fondée en 1996 par le cinéaste pour compléter la « Film House », en permettant aux étudiants d’utiliser les moyens de cette unité de production et en utilisant, en contrepartie, lesdits étudiants afin de fournir techniciens ou volontaires sur les films du chef. Directement installé dans la propre maison de Makhmalbaf, à Téhéran, l’école en question avait, pour ses premières années, une ambition assez vaste mais le refus de l’État de l’aider de manière substantielle a poussé le metteur en scène à se concentrer sur ses amis ou sa famille, pour une première promotion de huit étudiants, dont sa fille Samira. L’influence du directeur/réalisateur sur les films mis en scène par les étudiants demeure un point de débat esthétique intéressant et controversé. Il est certain qu’elle est néanmoins importante : deux courts métrages réalisés par Makhmalbaf au début des années 2000 (The Door, Testing Democracy) présentent ainsi des similitudes évidentes, en terme d’images et de situations, avec Le Jour où je suis devenue femme et Le Tableau noir, le deuxième film de Samira. L’influence va néanmoins dans les deux sens : le fait même que l’auteur ait souvent mis en scène, et au centre de ses récits, des personnages féminins (contrairement à un Kiarostami ou un Pahani) peut également démontrer l’influence que ces collaboratrices à la fois artistiques et familiales ont eu sur sa vie ou vision du monde.

Deux cinéastes fort précoces

De toutes ces œuvres, Le Jour où je suis devenue femme porte probablement la marque la plus visible du cinéaste. Pour des raisons bien entendu évidentes : il a après tout écrit le film, réalisé par son épouse, récits croisés de trois femmes à des âges et des situations fort différentes (une enfant, une femme mariée, une veuve plus âgée) qui affrontent chacune la dure réalité de la condition féminine. Mais cette influence n’est pas que narrative. Elle peut également être lue dans l’utilisation très visuelle, voire symbolique, d’images fortes qui tentent de contenir et représenter de manière esthétique, voire poétique, le drame des femmes iraniennes. C’est d’ailleurs ce lien entre un amour des belles images et une politisation de ces mêmes images que critiquent certains des détracteurs de Makhmalbaf. Des données artistiques légèrement moins présentes dans les films de la fille aînée du metteur en scène, Samira. Son influence n’en est pas moins grande : les deux films sont coécrits par lui. La Pomme évoque deux petites filles enfermées qui sont soudain forcées de se confronter au monde, tandis que Le Tableau noir se concentre sur des instituteurs qui errent de village en village à la recherche d’élèves. Malgré le goût également prononcé de la fille pour les métaphores visuelles, il y a, dans son approche, une vision apparemment plus profondément directe et épurée de la réalité iranienne. La Pomme recrée ainsi un parcours parfaitement authentique : le fait divers des deux petites filles enfermées par leur père, dont s’empare la jeune cinéaste en demandant aux vraies protagonistes de l’histoire de recréer leur premier contact avec le monde. Un mélange étonnant entre fiction, documentaire et voyeurisme qui peut rappeler, en volontairement moins distant et sophistiqué, l’approche « méta » de Kiarostami, notamment dans son chef-d’œuvre Close Up. Les thèmes de ces deux films (éducation, découverte par l’enfant de la société, du monde et de ses règles), peuvent être aussi décelés dans Le Cahier, premier long métrage de Hana, petite sœur de Samira. Le film, tout comme Kandahar, se situe dans l’Afghanistan des mollahs, et montre le chemin de croix d’une petite fille déterminée à s’acheter un cahier afin de pouvoir aller à l’école. Un cahier qui apparaît vite comme le symbole évident de tout (culture, éducation, imagination, voire égalité) ce que le régime tente d’annihiler.

Mohsen Makhmalbaf et sa fille Samira Makhmalbaf sur le tapis rouge

Une famille royale du cinéma

Cette impressionnante créativité de la famille Makhmalbaf est bien entendu rendue possible, et soutenue, par une entraide permanente et essentielle. Tout un groupe de techniciens passe ainsi de films en films et les membres de la famille eux-mêmes s’entraident, en tant qu’assistant réalisateur, technicien, ou scénariste, alors que le patriarche est lui, comme de bien entendu, producteur exécutif de toutes les œuvres en question. Ils se fournissent également des sujets mutuels : Hana a ainsi démarré la réalisation avec un documentaire (fort laudateur) sur sa propre sœur, Samira, par ailleurs également sujet d’un autre documentaire de leur frère Maysam Makhmalbaf, consacré au tournage du Tableau noir. Une sorte d’auto-centrisme familial qui présente plusieurs avantages : permettre à tous de se faire la main et assurer une forme de promotion mutuelle qui ne semble pas inutile. Adrian Danks, auteur au début des années 2000 d’un riche article sur cette dynastie artistique dans Senses of Cinema, note que cette synergie est presque inédite au cinéma, à part peut-être dans le clan Coppola, seule comparaison possible avec les Makhmalbaf pour des résultats artistiquement (selon Danks) moindres. Parfait exemple de cette démarche : le site « Makhmalbaf Film House », récapitulatif international et bilingue des activités de tous les membres de la famille, classés par prénom, et récompenses. Une belle preuve de leur authentique ingéniosité ainsi que d’une indéniable capacité d’autopromotion. Bien entendu, et comme nous l’avons rappelé au début de cet article, tout cela ne se fait pas sans controverse. Une école de cinéma ayant pour élèves prestigieux les deux filles de l’ancien patron, une force de frappe et de représentation sans véritable rival dans le circuit du cinéma d’auteur (voire de festival) iranien : ces éléments constituent, entre autres, les critiques de cette famille reine en son royaume, critique qui s’étend également au contenu des longs métrages. Amin Farzanefar leur reproche, par exemple, une représentation misérabiliste du quotidien, loin de l’Iran, loin des réalités et problèmes de la société actuelle mais davantage apte à flatter les goûts et les attentes vaguement exotiques des festivals occidentaux. Des controverses qui sont néanmoins une rançon normale des succès multiples des Makhmalbaf, occupant actuellement une place centrale à la fois dans l’histoire du cinéma iranien (par Mohsen) et sa nouvelle vague (par Samira). Des reproches qui peuvent être tempérés : Makhmalbaf a également joué un rôle important dans, par exemple, la production et diffusion du film afghan Osama, mention Caméra d’or au festival de Cannes 2003.

La famille Makhmalbaf

Samira, Hana et Maysam étant encore jeunes, seul le temps nous dira si cette talentueuse famille s’imposera sur le long terme en livrant plusieurs grands metteurs en scène au cinéma iranien. Mais l’interaction entre leurs différents films est déjà fascinante à observer. Chacun étant une pierre de la « maison » Makhmalbaf, ils se complètent, se répondent, et semblent parfois dialoguer entre eux : les petites filles et les instituteurs de La Pomme et du Tableau noir avec la jeune héroïne du Cahier. Le pays parcouru par cette dernière à celui traversé par la jeune femme dans Kandahar, etc. On peut, bien évidemment, ajouter à cette liste la dernière œuvre du pater familias : Le Président, où l’auteur dépeint un vieux chef isolé, perdu, parfois trahi, mais qui trouve sa rédemption dans l’amour inconditionnel qu’il porte à son descendant, son petit-fils. Un dernier rappel mélancolique de l’importance démesurée que la filiation occupe dans la carrière, et la vision même de l’existence, du cinéaste.

Pierre-Simon Gutman




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