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Publié le 20 septembre, 2015 | par @avscci

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Numéro 625 – A touch of sin de Jia Zhang Ke

A touch of sin de Jia Zhang Ke

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Editorial

La Chine est proche

Marco Bellocchio nous pardonnera certainement de lui emprunter le titre de ce film réalisé en 1967 alors que la Révolution culturelle triomphait en Chine et suscitait (marginalement) quelques enthousiasmes chez ceux qui n’allaient pas tarder à être des enfants de Mai. Aujourd’hui, les maoïstes européens se comptent sur les doigts d’une main amputée de plusieurs doigts. Et ils ne sont au fond guère plus nombreux à Beijing, Shanghaï ou Xi’An à l’heure où l’économie capitaliste irrigue le moindre village. Mais la Chine est de fait plus proche que jamais. Plus proche en tout cas que du temps où Hergé offrit à Tintin de croiser le Lotus bleu. Parce que l’information nous inonde, que l’Empire du milieu est infiniment moins hermétique qu’il ne l’était… et que le cinéma chinois a désormais pignon sur rue. Certains de ses maîtres font partie des abonnées des plus grands festivals. À regarder le détail des sorties en France, une bonne dizaine de films venus de là-bas arrivent bon an mal an dans les salles. Un chiffre infiniment supérieur à celui du cinéma indien, sans doute moins facilement exportable, en cela en dépit d’une production toujours aussi dynamique.

La Chine nous est proche, mais elle conserve son mystère, et c’est bien naturel. Tiré de faits divers qui en leur temps défrayèrent la chronique, le film de Jia Zhang Ke auquel ce numéro rend hommage est à la fois critique quant à l’état de la société chinoise et extrêmement encourageant quant à celui du cinéma d’outre-Amour. Présenté à Cannes en 2014, le film eut amplement mérité une Palme, il n’a pas failli pour autant à être remarqué comme étant l’un des plus beaux films de l’année.

Ce numéro ne serait évidemment pas ce qu’il est sans l’apport considérable, chaleureux et enthousiaste de Raymond Delambre, universitaire de renom et grand spécialiste du cinéma chinois. On lui doit plusieurs ouvrages sur le sujet, tels que Ombres électriques : les Cinémas chinois (2008) et Le Cinéma sur les cimaises (2014), tous deux édités par les Éditions du Cerf. En attendant un monumental Dictionnaire amoureux du cinéma chinois l’an prochain.

Qu’il soit ici mille fois remercié.

谢谢 Raymond !

L’AVANT-SCÈNE CINÉMA

Extrait dossier A touch of sin – Les figures de la révolte – par Antoine Coppola

Il apparaît, de prime abord, que A Touch of Sin est un « portrait de la Chine actuelle », une Chine ravagée par un capitalisme sauvage destructeur des ressources naturelles (même humaines), et mené par des gouvernants autoritaires et corrompus. Le film montrerait donc de simples Chinois de base soudain entrés en résistance, contraints à utiliser la violence contre le système qui les opprime.

Certes, cela n’est pas faux, mais allons plus loin que l’idée du méchant capitalisme corrompu chinois contre les gentils pauvres. En effet, pourquoi les films nord-coréens qui ne cessent de répéter cette idée ne ressemblent-ils pas à A Touch of Sin ? Ce qui fascine ici, et ce qui fait la spécificité du film, sa profondeur, ce sont les raisons structurelles de la révolte des personnages qui sont mises à jour, une révolte qui n’est ni idéaliste, ni économique, ni même simplement politique, mais existentielle (à ne pas confondre avec la morale).

Chacune de ces raisons – nous en relevons quatre – aboutit à l’écriture d’un mythe, une figure de la révolte absolue contre une modernité qui derrière ses apparats technoscientifiques et ratio-légaux couvre le pire système de pouvoir que l’humanité ait connue.

La falsification du monde

La première histoire, celle de Da Hai, un homme révolté contre un ancien chef de village devenu riche en vendant à son profit la mine locale à la barbe des villageois, n’est pas l’illustration de l’injustice du non partage des bénéfices du nouveau capitalisme. Car ces bénéfices, issus d’un monde falsifié, sont d’emblée une raison de révolte. Un slogan officiel (finalement supprimé par la censure dans le film) cernait bien le sujet : « Devenons riches ensemble ». Et le film semble montrer que ce n’est pas le cas. Pourquoi Da Hai refuse-t-il alors l’argent qu’on lui propose en partage pour arranger l’affaire ? En fait, le fond du problème est la fausseté, les calculs et manipulations pourtant légales qui ont permis au chef de s’enrichir, entraînant la falsification de l’ensemble de la vie des villageois. Ces derniers sont résignés, voire abasourdis, dans l’acceptation d’un système économique et hiérarchique basé sur le faux. C’est pour cela que Da Hai va abattre, en premier lieu, le comptable, qui n’est pas spécialement riche, mais qui a collaboré à fausser la vie du village avec ses calculs.

La forme que prend le mythe de sa révolte est celle de la cruauté et du combat avec ses propres armes. L’ancien symbole du tigre (imprimé sur le tapis qui enveloppe le fusil de chasse au tigre) recouvre ces deux aspects. Contre l’affabilité conciliante du chef, du comptable et de leurs compères, il applique la cruauté du fusil de chasse actionné sans un mot et à bout portant. Contre les subtilités bureaucratiques, les discours à double sens, il applique la vérité directe de sa vieille pétoire. Et il finit par rire de tout cela, sachant qu’il en mourra, mais qu’il a agi en plein jour, sans arrière-pensée. Reprenant pour un instant le contrôle de sa vie et de son destin, il a créé son mythe.

Le thème de la falsification apparaît aussi dans les autres histoires (la mascarade de l’employée prostituée déguisée en garde rouge ou l’homme marié qui refuse de rendre officielle sa relation extraconjugale, par exemple).

a touch of sin

Communication pyramidale

Les quatre histoires témoignent d’un système de communication pyramidale, du haut des pouvoirs vers le bas ; ce qui paralyse toute communication horizontale, entre personnes de même rang social. L’appel aux autres villageois de Da Hai échoue. Le discours amoureux et rebelle du jeune employé d’hôtel à la prostituée tombe dans des oreilles fermées par une liste d’obligations imposées. L’hôtesse de sauna, après avoir résisté à ses assaillants, ne trouve aucune aide dans le voisinage bien au contraire. Après le constat véhément du délire social, tous les personnages s’enferment dans le mutisme et l’obstination faute de communication avec leurs semblables. La pression des discours venus d’en haut est trop forte. Le film exprime cela ironiquement quand le tueur solitaire affirme n’avoir qu’une ambition : acheter une arme plus rapide, et que sa femme lui répond : « Tu devrais plutôt acheter un téléphone portable, comme cela je pourrais t’appeler ». Il refuse : « C’est trop dangereux ». Sans espaces libres de communication, ils ne renoncent pourtant pas à s’exprimer par l’acte violent qui est un cri qui n’attend pas de réponse. La geste du tueur solitaire, qui ne croit plus en rien sauf en son arme, la forme de son mythe, montre bien qu’il observe, approche ses victimes, mais au lieu de leur parler, les élimine, presque au hasard, autiste et zombie, un archétype déjà célèbre de la rébellion pour les surréalistes.

La marche

Si la communication langagière semble difficile voire impossible, la marche, prétexte à la découverte des espaces, devient surtout le véhicule de pensée essentiel et néo-primitif des rebelles qui laissent les autres dans leur passivité statique et leur enfermement autant psychique que spatial. Da Hai voudrait un billet d’avion pour aller se plaindre aux autorités supérieures. Il ne l’obtiendra pas, car ce moyen moderne est sous contrôle du riche qu’il accuse. Da Hai va marcher. L’employée de sauna aussi va marcher après avoir quitté son amant, pour arriver au sauna, et après avoir tué ses agresseurs ; l’ouvrier va marcher pour découvrir sa cité-dortoir ; le tueur solitaire, lui aussi traverse les espaces sur sa moto ou en bus mais cela revient au même : ils reconnectent des espaces rendus invisibles et desquels ils sont normalement écartés par l’urbanisme moderne, c’est-à-dire l’organisation spatiale des pouvoirs. Ce faisant, ils enjambent les barrages psycho-géographiques, se libèrent des images mentales imposées, fondent leurs mythes sur une odyssée. Comme Ulysse, ils ne veulent pas oublier ce qu’ils sont, et veulent se libérer à la fois de leur destin et de leur appartenance corporelle à la civilisation humaine. L’employée de sauna ira même trouver refuge auprès d’une pythie delphique trônant dans un fourgon entourée de serpents (le nom de la pythie grecque vient de python, le serpent géant qui vivait sous le sanctuaire de Delphes)

L’animalité en miroir

On a parlé d’aspects fantastiques dans ce film ultra-réaliste. Il s’agit de scènes où des animaux apparaissent : le tueur solitaire regarde et est regardé par des buffles dans un camion, Da Hai, le mineur, s’intéresse à un cheval battu par son propriétaire, l’employée de sauna croise un serpent sur la route, etc. Tigre, singe, serpent, buffle, chevaux, forment un bestiaire qui se tient en miroir de l’action des humains. L’animalité, c’est l’organique, l’unité animale qui s’oppose à des êtres humains décomposés dans le sens de déconnectés de leur environnement et de leurs semblables. L’animalité c’est aussi une vérité intègre devant les mensonges et les masques de la civilisation. Da Hai va abattre l’homme qui bat son cheval pour rien, sans échanger un seul mot avec lui. La mise au pas de la nature par l’homme dit civilisé est une supercherie qui se retourne contre l’homme lui-même. L’employée de sauna se transforme en tueuse féline, cruelle, tout comme la pétoire de Da Hai semble habitée par l’esprit du tigre qui la recouvrait. Les rebelles retrouvent l’instinct derrière les discours et les images trompeurs. Tous ces animaux appartiennent à la mythologie traditionnelle, renforçant la qualité mythique des parcours de chaque rebelle.

A touch of sin de Jia Zhang Ke - Avant-Scène Cinéma 625

Le mythe

L’écriture factuelle du mythe dans le réel pourrait être l’ultime forme de rébellion. Car l’odyssée de chaque révolté s’avère vaine. Dans le sens d’inefficace. Instinctive, leur révolte échappe à la rationalité, à la dialectique des causes et des effets, et se heurtera à une justice de la société que le film élude, suggérant sa défaillance inéluctable. Leur révolte n’ayant pas d’issue, elle se satisfait d’elle-même. Elle devient une forme modélisante, une légende. La pythie delphique paumée dans une fourgonnette au bord de la route et une statuette de bouddha abandonnée sur le capot d’une voiture sous une pluie battante rappellent cette dimension métaphysique des révoltés : ils sont en action tels des héros légendaires issus du quotidien mais porté par des forces qui ont surgi de la nuit des temps alors que les mythes passés (pythie et bouddha) ne sont plus que des vestiges abandonnés. Le théâtre opératique traditionnel, celui qui semble inspirer la fureur meurtrière de Da Hai et celui qui clôt le film sous les yeux de l’employée de sauna désormais meurtrière en cavale est aussi un miroir des chansons de geste qu’ont créées les quatre révoltés et que pourront encore longtemps chanter et penser d’autres à venir.

La censure a laissé passer le film, car le gouvernement dit lui-même vouloir nettoyer la corruption. Jia a su jouer sur deux tableaux acceptables par les autorités : le réformisme (dénonciation de la corruption occasionnelle sans remise en cause globale) et l’appel à une tradition pré-occidentale perdue (références aux mythes, à la nature, à la métaphysique). Le changement de décision du gouvernement – qui a fait repousser la sortie du film ad vitam eternam – vient non pas de la violence des actes – excuse facile – mais du fait que les héros se passent très bien du gouvernement et de ses lois pour agir radicalement sur leur monde en reprenant individuellement le contrôle de leur vie. n

Antoine Coppola – Sungkyunkwan University




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