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Publié le 3 octobre, 2014 | par Rédaction

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Numéro 615 – L’Apollonide : Souvenirs de la maison close de Bertrand Bonello

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Extrait dossier L’Apollonide : Souvenirs de la maison close

Entretien avec Bertrand Bonello

Bertrand Bonello est, en cette rentrée 2014, un homme et un artiste occupé. Entre la sortie de son très ambitieux Saint Laurent, celle d’un nouveau disque, d’un livre consacré à des projets non tournés, d’une rétrospective à Beaubourg et une exposition dont il est à la fois le sujet et le concepteur, les projets et les tâches s’accumulent. Mais, au milieu de cette activité, il y a également un constat évident qui mérite une légère pause de réflexion. En effet, l’existence même de cette rétrospective du Centre Pompidou à Paris ou de son exposition prouvent bien, plus encore que la sortie de Saint Laurent, première vraie superproduction du réalisateur, que Bonello a probablement passé une étape majeure dans sa carrière.

Depuis le succès de L’Apollonide, Souvenirs de la maison close, il est devenu un auteur établi et respecté du cinéma français, un metteur en scène/scénariste avec une filmographie désormais significative sur laquelle les critiques, historiens ou universitaires commencent actuellement à se pencher. Peut-être est-ce pour cela que Bonello confiera son envie de passer à autre chose une fois son prochain projet réalisé, pour échapper au confort d’une institutionnalisation en marche ? C’est en tout cas un bon moment, entre bilan et promesses, pour s’entretenir avec le cinéaste, et revenir sur l’œuvre ayant fait de lui un auteur incontournable dans le paysage du cinéma français.

Prémisses du projet

« J’ai longtemps pensé à réaliser un film d’horreur, j’y pense d’ailleurs encore aujourd’hui. Et, à une époque, j’avais imaginé le démarrer avec la réouverture, de nos jours, des maisons closes. Le projet ne s’est pas fait, mais ce décor m’est resté. Après De la guerre, je voulais également faire un film de groupe qui serait un film de filles. Finalement, l’idée m’est venu de mélanger les deux projets mais en respectant au bout du compte le cadre historique de la période. Car j’avais aussi une autre envie, celle de faire un film qui serait vraiment français, et l’époque, avec ces maisons closes et le Paris de 1900, est parfaite pour cela. J’y pensais peut-être pour chasser, pendant un moment, mes fantasmes de cinéma étranger. Je n’ai pas fait de recherches historiques préalables, je les ai faites pendant que j’écrivais. J’ai toujours peur que le réel soit un poids qui immobilise le romanesque, et je préfère donc toujours le mêler immédiatement à de la fiction afin de le rendre tout de suite vivant, intéressant. J’ai quand même récupéré beaucoup de matière sur le sujet, beaucoup de photos et d’archives de la police.

J’ai abordé la question centrale de la reconstitution avec une certaine crainte, et en commençant par faire une liste de tout ce que je souhaitais éviter à ce sujet. Le film à costumes fait peur, et je pense que c’est vrai pour beaucoup de cinéastes. Il fait peur parce qu’il amène tout de suite quelque chose de théâtral, qui peut faire penser à un manque de contemporain, voire à un manque de vie. Il faut, je crois, ne pas avoir peur de tenter des choses, d’expérimenter, tout en conservant un sens du réel, qui n’est pas forcément la réalité, dans le rendu d’une époque. Nous avons passé pas mal de temps sur les détails, qui sont souvent la clé dans ce genre d’exercice. J’ai aussi énormément travaillé avec les comédiens, car c’est beaucoup par rapport à eux que se joue une reconstitution réussie. Ils doivent être crédibles, tout en évitant les accents trop évidents ou l’imitation d’une idée de ce que peut-être un personnage de 1900. J’ai ainsi tenu à engager des actrices très contemporaines, comme Adèle Haenel par exemple, afin de faire transparaître une réalité actuelle dans le film. Ma grande chance, dans le récit, c’est d’avoir eu un décor unique, et d’avoir ainsi pu éviter une reconstitution forcément compliquée du Paris de 1900.

Construire un groupe

Le casting s’est étalé sur une durée de neuf mois, ce qui est très long. La difficulté est venue du fait que je voulais absolument un groupe, or c’est un peu comme un bouquet de fleurs qu’il faut composer, il faut de l’harmonie, des différences et de la cohérence. J’étais parti, à la base, un peu avec des clichés : prendre une actrice ayant fait le Conservatoire, une au contraire qui a joué mais vient plutôt de la rue, etc. Du coup, la première actrice distribuée, Céline Sallette, l’a été très facilement, et le processus a été à chaque fois un peu plus long jusqu’à la douzième comédienne, qui fut très difficile à distribuer, Hafsia Herzi. Je tenais, pour des raisons historiques, à avoir une prostituée algérienne dans la maison close car c’était, à l’époque, le summum du choix exotique. Le personnage d’Herzi peut parfois sembler secondaire par rapport à d’autres, mais c’est, quelque part, volontaire car elle était incontestablement, à l’époque, la plus célèbre des actrices. Par conséquent, je la mettais parfois un peu en retrait au fond car je tenais absolument à mettre en avant le groupe de filles dans sa totalité, et pas une personnalité au-dessus des autres. D’ailleurs, je disais parfois aux comédiennes que le personnage central du film était en fait la maison, ce corps central qui a quelque chose de vivant.

Au niveau de la structure finale du récit, je travaille souvent de la même manière : j’écris toujours un premier jet assez mauvais, afin d’avancer. Généralement, il y a dans ce jet les 5/6èmes de l’architecture du scénario, ainsi que ses scènes fondamentales. Puis, je commence après le travail de fignolage. Pour L’Apollonide, Souvenirs de la maison close, j’ai utilisé beaucoup de Post-It, afin de tenter d’organiser tous ces personnages. Une bonne partie de ce travail est faite de feeling, de résonances, tout en demandant beaucoup de rigueur. L’autre étape capitale est bien entendu le montage. Lorsque j’ai vu l’ours du film, j’ai pu constater que tout était là et, en même temps, que rien n’était là. Le montage qui a suivi a été le plus mystérieux de ma carrière. Tout d’un coup, un des personnages féminins disparaissait, semblait complètement sortir du récit, et il suffisait de le faire apparaître au fond dans une séquence pour que cette impression s’en aille presque totalement. J’avais parfois l’impression de faire davantage un travail de composition musicale qu’un montage traditionnel. Ce qui est plutôt une bonne chose, car la musique est mon premier milieu, celui d’où je viens et il demeure, pour moi, plus naturel et organique que le cinéma.

Références et inspiration

Beaucoup de gens n’arrêtent pas de me dire que tous mes films parlent en fait de cinéma. Dans L’Apollonide, Souvenirs de la maison close, c’est vrai que le personnage de la maquerelle incarnée par Noémie Lvovsky peut être envisagé comme une sorte de metteuse en scène. Les prostituées sont alors ses comédiennes et les clients les spectateurs. J’ai effectivement voulu penser la maison close comme une salle de cinéma. Il n’y a pas de lumières, pas de fenêtres, les clients/spectateurs entrent dans le noir et choisissent de se laisser guider par les fantasmes d’une personne, d’un metteur en scène ici différent à chaque fois. Toutes les déambulations des clients sont donc filmées comme des trajets dans un esprit, un espace mental. Le terme est un peu galvaudé, mais celui qui conviendrait est bien « le film cerveau », même si ce concept a tellement été coopté par certains films précis (comme ceux de Lynch, Cronenberg ou Kubrick) qu’il ne veut probablement plus dire grand-chose maintenant.
D’un point de vue cinéphile, je n’ai pas trop pensé aux autres films sur la prostitution. J’ai plutôt envisagé le film comme un croisement entre Les Fleurs de Shanghai de Hou Hsiao Hsien et Boulevard de la mort de Quentin Tarantino, même si dans le cas des Fleurs de Shanghai je me suis surtout intéressé au son et à son traitement. J’ai revu Violence et passion de Luchino Visconti en préparant le film mais mes points d’appui étaient davantage des documents de l’époque, surtout des photographies de prostituées, qui me permettaient de me poser les questions importantes pour la mise en scène, notamment sur la meilleure façon de mettre un certain nombre de corps dans un même cadre. Finalement, à part La Rue de la honte, je n’ai revu aucun film sur le sujet avant le tournage. Je me suis plutôt penché sur des longs métrages représentant également les années 1900, comme le Van Gogh de Maurice Pialat. Par contre, il y a certains films que je revois souvent en travaillant, par exemple L’Argent de Robert Bresson ou Nouvelle Vague de Jean-Luc Godard. Je ne les revois pas forcément en entier, parfois juste un quart d’heure me suffit. Mais quand on tourne, on est tellement pris dans des angoisses et des problèmes logistiques, ou financiers, qu’il faut de temps en temps se faire un petit choc cinématographique, afin de se souvenir de l’essentiel.

Des destins de femmes

Le personnage de Madeleine (souvent appelée « La Juive », interprétée par Alice Barnole) a une place assez centrale dans le film. À la base, elle est le seul personnage fictionnel du récit, tous les autres appartiennent à la chronique des maisons closes. C’est au montage que Madeleine a vraiment pris de l’importance, davantage qu’au tournage. Je tenais en effet à un mélange équilibré entre la chronique, la fiction et l’affectif. Or je me suis aperçu que, dans les premiers montages, la chronique prenait beaucoup trop le pas sur le reste. Je me suis donc souvent servi de son personnage pour casser cela, apporter sans cesse, à plusieurs moments du montage, de la tension, de la fiction, du romanesque. Un aspect renforcé à partir du moment où nous avons décidé de couper sa séquence traumatique (où le personnage se fait mutiler par un client), pour la réintroduire à plusieurs moments du film, le rythmant. Du coup, Madeleine est un peu devenue la colonne vertébrale du récit. D’ailleurs, la première séquence que j’ai écrite était celle où elle raconte son rêve, et la deuxième celle de la concrétisation de ce rêve. Du coup, pour le reste du scénario, il s’agissait de trouver les éléments à mettre entre ces deux séquences. J’essaie souvent, pour chacun de mes projets, de démarrer en travaillant sur les scènes fondatrices. Je pense que ce film a changé mon rapport au scénario. Il m’a appris que le montage, notamment, n’a aucune règle, que plus on avance moins l’on sait. Je ne l’avais jamais ressenti aussi fortement que sur ce film, et c’est au final le montage dont je suis le plus fier.
Quand j’ai montré le film à Thierry Frémaux, il m’a immédiatement conseillé de couper la fin/épilogue du film (où Céline Sallette est montrée en prostituée moderne sur un coin d’autoroute). Or cette fin me semblait importante car le film est une matrice et il fallait un retour au réel, brutal. Et, ce retour, je pense que c’était à moi, et pas au spectateur, de le faire. On a dit beaucoup de choses sur cette conclusion. Certains l’ont vue sous un angle politique, une manière de montrer que les maisons closes jouaient malgré tout un rôle et que le présent des prostituées est, dans le quotidien, plus sordide encore de nos jours. Ce n’était pas du tout mon intention lorsque j’ai tourné la scène, mais je peux comprendre cette interprétation et je peux même l’assumer. Je l’ai plutôt pensé comme une manière purement cinématographique de montrer le destin de ce personnage, le fait qu’elle n’a pas bougé, qu’elle ne bougera pas et qu’elle sera donc encore une prostituée dans, littéralement, cent ans. J’avais donc davantage une intention romanesque que politique. »

Propos recueillis par Pierre-Simon Gutman




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