Critique

Publié le 24 février, 2023 | par @avscci

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Les Fabelmans de Steven Spielberg

Au début des années 1950, des parents emmènent leur fils de cinq ans au cinéma pour la première fois. Celui-ci est méfiant, tant il redoute d’être effrayé par le spectacle qui va se dérouler devant lui sur un écran géant. Alors quand il assiste à l’accident de train spectaculaire mis en scène par Cecil B. DeMille dans Sous le plus grand chapiteau du monde, il n’aura de cesse de le reconstituer afin d’exorciser ce motif de terreurs nocturnes, en le filmant à son tour sous tous les angles et en détournant la fonction initiale du train électrique que lui a apporté le Père Noël. Ainsi est née la passion pour le cinéma de Sammy Fabelman, alias Steven Spielberg.

C’est cette période d’apprentissage qu’évoque le réalisateur dans son premier opus ouvertement autobiographique. Une époque glorieuse au cours de laquelle il tâtonne pour mener à bien des projets de plus en plus ambitieux à l’aide de la caméra familiale et d’une bonne dose de système D, avec la complicité de ses trois sœurs trop heureuses de se prêter à ses fantaisies sous les accoutrements les plus saugrenus. Son apprentissage scolaire est moins glorieux. Il passe par les menus actes de mesquinerie ordinaire auxquels ses camarades soumettent ce petit juif qui ne brille pas davantage en sport que dans les autres disciplines scolaires, mais doit continuer à faire illusion aux yeux des siens pour s’assurer un avenir, malgré ses résultats très approximatifs. Le tout sous les yeux d’un père qui deviendra un authentique précurseur de l’informatique et une mère incapable de résister aux avances de l’ami de la famille qui s’est si longtemps consumé pour elle. The Fabelmans est la chronique sans complaisance d’une enfance et d’une adolescence dont les cahots ont été amortis par la passion précoce et démesurée de son personnage principal pour le cinéma. Comme si le fait de pouvoir s’évader dans des mondes imaginaires et de tourner un film de guerre entre copains constituait le remède le plus radical à la solitude et au spectacle piteux d’un père dans ses rêves de savant (Paul Dano) et d’une mère qui aurait mérité une psychanalyse (Michelle Williams, l’actrice fétiche de Kelly Reichardt). Un thème qui revient par bribes obsessionnelles dans le cinéma de Spielberg où affluent ces innocents livrés à eux-mêmes qui arborent autour du cou la clé de ce domicile familial où personne ne les attend à la sortie de l’école. On les croise dans Rencontres du troisième type (1977) ou E.T. (1982), mais aussi parmi les fameux enfants perdus de Hook (1991) ou à travers ces gamins égarés qui peuplent Empire du soleil (1987), La Guerre des mondes (2005) ou Cheval de guerre (2011). The Fabelmans apparaît ainsi comme le manuel de décryptage d’un cinéaste qui aura attendu d’être septuagénaire pour oser parler enfin à cœur ouvert de sa jeunesse et des traumatismes qui l’ont conduit à devenir l’un des conteurs les plus doués de l’histoire du cinéma, en revisitant les genres les plus divers comme autant de faux nez. Aujourd’hui à visage découvert, il raconte l’enfance ordinaire qui a nourri cette fringale d’évasion à travers le cinéma, mais pas seulement… C’est l’envers de l’American Way of Life que décrit The Fabelmans. Une vie scolaire chaotique au cours de laquelle celui qui n’était ni un fort en thème ni un dieu du stade semblait condamné à contempler les plus belles filles du lycée serrant la main de ses rivaux plus chanceux au bal de promotion. Jusqu’au moment où, lui-même en couple avec une rebelle sans cause, il a entrepris de filmer ses camarades se livrant à des jeux de plage institutionnalisés et s’est attardé un peu trop longtemps sur la réussite du champion et les signes extérieurs de frustration affichés par son âme damnée. Un jeu de la vérité cruel qui lui a démontré le véritable potentiel du cinéma et ses ravages potentiels. Au point de se voir reprocher par l’apollon du belvédère de l’avoir idéalisé outrageusement aux yeux de ses ennemis… au point de le ridiculiser. C’est par sa façon d’entremêler sa vie ordinaire avec la puissance d’évocation du 7è Art assujettie à ses multiples composantes, du cadrage au montage, que The Fabelmans explique comment la force de résilience d’un gamin juif d’origine ukrainienne du fin fond de l’Ohio lui a permis de devenir un créateur de génie, mais aussi le cinéaste le plus rentable de toute l’histoire du cinéma. 

Le film s’achève précisément là où débute sa route vers la gloire, à travers la rencontre furtive du jeune homme, avec une figure tutélaire qui continue à hanter les studios : John Ford, incarné par le plus improbable des interprètes, David Lynch ! En l’espace d’une confrontation qui revêt l’allure d’un monologue, ce maître au caractère trempé profite de l’allumage rituel d’un énorme cigare pour observer subrepticement son visiteur. Il lui demande ensuite de commenter les tableaux de paysages désertiques qui ornent son bureau afin de mieux lui livrer sa conception du cinéma, en assimilant la position de la ligne d’horizon à l’intérieur du cadre comme un comble de l’audace formelle. Un art du regard qui marquera à jamais Steven Spielberg et dont l’enseignement sillonne son œuvre toute entière. 

Jean-Philippe Guerand

Film américain de Steven Spielberg (2022), avec Gabriel LaBelle, Michelle Williams, Paul Dano, Seth Rogen. 2h31. 




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