Critique

Publié le 7 novembre, 2023 | par @avscci

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Le Garçon et le Héron de Hayao Miyazaki

Le Vent se lève (2013) devait être son dernier film. Heureusement, le réalisateur de Princesse Mononoké et du Voyage de Chihiro a repris du service, et revient avec un conte fantastique somptueux qui entraîne son jeune héros Mahito dans une succession d’univers extraordinaires et fantasmagoriques où l’expressivité visuelle du grand maître japonais atteint son apogée.

C’est peu dire que ce nouvel opus signé Hayao Miyazaki est un événement retentissant, bien au-delà des frontières du Japon (où il caracole en tête du box-office depuis sa sortie en juillet dernier) et de celles du milieu habituel des amateurs de cinéma d’animation. Celui qui fut un temps avec Isao Takahata le seul rival incontesté de Walt Disney (et qui l’a surpassé en seulement quelques films, par sa vision d’un cinéma d’animation extrêmement personnel, voire intimiste, là où l’empire du créateur de Mickey s’est fondé sur un savoir-faire technique irréprochable, mais plus formaté) est devenu une star absolue, pouvant tout se permettre (y compris se passer d’une avant-première prestigieuse dans un festival international et ne faire aucune promotion autour de la sortie de son film), et dont chaque nouvelle oeuvre est désormais attendue avec une ferveur populaire unique au monde.

Le Garçon et le Héron, dont le titre français évoque une fable de La Fontaine tandis que le titre japonais (Et vous, comment vivrez-vous ?) emprunte celui d’un roman de Yoshino Genzaburô sans en être l’adaptation, renoue avec les films les plus emblématiques du cinéaste, dont il revisite tour à tour certains motifs : le déménagement à la campagne, la mère absente, la guerre en toile de fond, le passage dans un monde parallèle fantastique… Avec ses personnages d’orphelin et de marâtre, ses bonnes fées protectrices (qui dans la pure tradition miyazakienne ont des looks de grands-mères, directement sorties du Château ambulant ou du Voyage de Chihiro) et sa tour mystérieuse et interdite, il évoque même les ingrédients du conte traditionnel. Toutefois, le basculement dans un univers fantastique foisonnant et chamarré qui se produit ensuite semble emmêler à plaisir les fils de l’histoire, posant plus de nouvelles questions qu’il n’apporte de réponses, et donnant au récit un tour allégorique volontairement abscons.

On a alors l’intuition d’être face à une œuvre testamentaire non assumée en tant que telle (Miyazaki ayant annoncé travailler déjà à un nouveau projet), mais qui se prête habilement à une lecture méta, intimement liée à la filmographie et à la vie de l’artiste. En effet, si l’on considère que le film est pensé comme une porte d’entrée dans l’esprit du cinéaste (ouvert sur des milliers de mondes à découvrir et explorer), une autre forme de compréhension, plus sensorielle, se met subitement en place. Peu importe que certaines pistes semblent abandonnées en cours de film, ou que certains passages paraissent purement gratuits : on a le sentiment d’être propulsé au cœur de la matrice des films de Miyazaki, dans ce lieu mental (symbolisé par un couloir aux nombreuses portes, chacune donnant sur un monde différent) où naissent et s’expérimentent les idées. Ce que donne à voir Le Garçon et le Héron serait donc, par moments, des bribes d’histoires inachevées, à peine conçues, et qui peut-être ne verront jamais le jour. On assiste ainsi symboliquement à la création en train de se faire, et à une démonstration virtuose de son pouvoir illimité.

C’est manifeste dans la deuxième partie du film, qui est aussi la plus dense. Mahito, après quelques passes d’armes avec le mystérieux héron cendré qui prétend savoir où se trouve sa mère, décide de se jeter volontairement dans le piège qui lui est tendu en rejoignant l’animal dans son repaire. Le récit prend alors un tournant décisif : le héron perd de sa superbe, blessé par la flèche du jeune garçon, et un mystérieux individu apparaît soudainement pour lui ordonner de conduire Mahito dans un autre monde. Le sol devient liquide et les entraîne dans une longue chute vers le royaume du bas, première étape du voyage initiatique qui attend le jeune héros.

Dès lors, les éléments concrets exposés au départ (le contexte de la guerre, la mort de la mère, la disparition de la tante) laissent place à des situations mouvantes et parfois insaisissables, gouvernées par des règles radicalement nouvelles. Le personnage, comme le spectateur, doit sans cesse réajuster son regard et son sens des perceptions pour s’adapter aux environnements qu’il traverse : un bord de mer verdoyant dont on nous dit qu’il n’est presque habité que par des morts, un royaume gouverné par des perruches géantes, un tunnel dont la pierre est en colère…

On navigue joyeusement d’un lieu à l’autre, chacun portant en germe une histoire parallèle, parfois même seulement un embryon d’histoire, ou bien une atmosphère, une esthétique, une pensée à déployer. C’est presque toujours d’une immense beauté plastique, le réalisateur semblant avoir élevé son exigence formelle à un niveau rarement atteint. On a le souffle coupé par la richesse absolue des décors et des arrière-plans qui débordent de détails minutieux et précis, offrant à chaque scène une identité visuelle spécifique. Dans le manoir où arrive Mahito, ce sont les motifs floraux qui dominent : sur le papier peint, le couvre-lit, la couverture de la vieille dame qui veille l’enfant… rappelant les nénuphars qui se reflètent dans la mare en contrebas. Dans la chambre de la tante, c’est une tout autre ambiance, avec une dominante de tons dorés et d’objets richement représentés, des rideaux aux cadres en passant par les lampes ou le mobilier. Plus tard, la petite cabane où se réfugie Mahito est décorée d’objets beaucoup plus simples, mais tout aussi variés, pour évoquer la simplicité de la vie de sa propriétaire. Et ainsi de suite de lieu en lieu… L’animation est quant à elle d’une fluidité absolue, gardant cette patine traditionnelle à laquelle nous a habitués le studio Ghibli, sans débauche de mouvements, et dans une optique souvent plus contemplative que frénétique. On sent que le cinéaste a parfois privilégié le plaisir esthétique ou intellectuel à la cohérence narrative, s’autorisant certaines digressions par envie d’animer, par exemple, un envol de créatures féériques au clair de lune, ou une séquence surnaturelle où de simples bandelettes de tissu deviennent effrayantes.

Pour autant, Miyazaki parvient à ne pas tomber dans le piège de l’esthétisme gratuit. L’un des moments les plus poétiques, par exemple, est directement suivi d’une mise en garde écologique qui ramène le film sur un terrain plus concret. De la même manière, fidèle à ce qu’il a fidèlement tissé tout au long de son œuvre, le manichéisme n’a pas cours dans ses univers, et chaque personnage peut tour à tour être perçu comme un agresseur et un agressé, en fonction du contexte et de la perspective. Le monde, dans son ensemble, est loin d’être parfait, conclut le cinéaste, et ainsi en est-il de chacun de nous, dans une forme d’équilibre précaire qui est aussi celui qui dirige toute chose – et auquel le cinéaste donne d’ailleurs une explication espiègle.

Quand le cinéma jeune public se croit obligé de tout expliquer en permanence, quel repos de voir Miyazaki laisser en suspens certains éléments de l’intrigue, ne pas justifier les revirements soudains du scénario, et globalement lorgner du côté d’un cinéma plus sensitif que rationnel, dans lequel l’absurdité, le trouble et le mystère font directement partie du programme. Si l’on peut être un peu frustré par l’absence de résolution de certaines questions soulevées par le film, ou par les éléments de l’intrigue qui sont volontairement passés sous silence, c’est aussi une forme de résistance cinématographique que de proposer dans le cadre d’un film familial un récit flottant et insaisissable qui a évoqué à raison aux premiers spectateurs une filiation avec l’oeuvre de David Lynch.

Surtout que l’essentiel est là, une fois encore dans la droite ligne de l’œuvre de Miyazaki : il s’agit, pour le personnage principal, d’un voyage intérieur et d’un apprentissage personnel dont le résultat global importe peu. On peut même penser que son action n’a rigoureusement rien changé à la situation de départ, à l’exception de lui-même, et de sa manière d’appréhender le monde. Il est en effet transformé pour toujours, ayant pu enfin faire son deuil et accepter la mort comme une étape constitutive de la vie, conscient également d’une multitude de possibles évoluant parallèlement au nôtre.

Quant à la transmission, thème clef et essentiel dans le cas d’un cinéaste culte de 82 ans, qui ne cesse d’annoncer sa retraite… le film semble s’amuser du sujet, sans non plus lui apporter de réponse claire. Peut-être est-il plus important de creuser son propre sillon que de poursuivre les vieilles marottes de ses ancêtres ! Une manière de libérer les jeunes générations d’un poids souvent trop lourd à porter, et de leur laisser écrire leur propre histoire sur une page entièrement vierge. En espérant qu’émerge prochainement un nouveau, ou une nouvelle Miyazaki, qui prenne le Maître au mot.

Marie-Pauline Mollaret

Kimi-tachi wa dō ikiru ka. Film d’animation japonais de Hayao Miyazaki (2023), avec les voix de Masaki Suda, Takuya Kimura. 2h05.




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