Critique

Publié le 31 janvier, 2024 | par @avscci

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La zone d’intérêt de Jonathan Glazer

Dix ans après le phénomène Under the Skin, (2013) et la consécration pour Jonathan Glazer, tout le monde guettait les premiers signes d’un nouveau film coup de poing de ce cinéaste rare. Avec pour seule image dévoilée en avant-première, celle d’un pique-nique champêtre, l’atmosphère paisible et ensoleillée est posée, bien que le film se déroule à Auschwitz. C’est en effet à la lisière du camp qu’il dirige – et que l’on ne verra jamais – que vit Rudolf Höss (Christian Friedel), en compagnie de son épouse Hedwig (Sandra Hüller, grande reine de la Croisette 2023) et de leurs enfants. Tourné à Auschwitz même et en langue allemande, le Grand Prix cannois est un nouveau pari radical dont le britannique a le secret.

Le « hors-camp »

Partout et nulle part. Le camp est presque aussi central qu’anecdotique. Jamais on ne franchira ce mur, délimitant la frontière la plus terrestre jamais créée, entre le paradis et l’enfer. Cette « zone d’intérêt » comme on l’appelait alors, désignait la résidence de fonction des chefs de camps et de leurs familles. De ce côté du mur, l’herbe est verte, le soleil brille, et hormis les quelques nuisances sonores auxquelles les personnages ne semblent même plus prêter la moindre attention, la vie s’y déroule paisiblement. Les Höss n’ont jamais été aussi heureux qu’à Auschwitz, où ils bénéficient de l’opportunité inespérée de régner en maîtres sur une grande propriété avec jardin et domestiques. En aryens exemplaires, ils savourent la vie prônée par le Führer.

La mise en scène est statique, certes, mais elle n’est pas inerte. On ne contemple pas d’étranges créatures évoluer derrière une vitre, placé dans la position confortable de celui qui se trouve du bon côté. On est forcé d’entrer dans leur intimité d’êtres humains, et ce à quoi on est confronté est pire encore que le sordide. Il s’agit de l’affreuse banalité de ce qu’on osait espérer relevant d’un mal dégénéré. Derrière son apparente froideur, la caméra campe en fait de réelles – et risquées – positions. Notamment, le cynisme que s’autorise le Britannique. Les décors tendent parfois carrément vers le burlesque, quand la maîtresse de maison, gorgée de fierté, fait visiter son jardin, dont la « piscine » n’est pas sans nous rappeler la fontaine grotesque de Mon oncle, dernière référence que l’on s’attendait à croiser ici. Certaines scènes vont très loin dans l’ironie macabre, à un fil de franchir la limite de la complaisance morbide. On apprend en outre, que les magnifiques parterres de fleurs de Madame Höss sont nourris d’un engrais de cendres, comble de l’horreur. Le mur pourrait être une œillère pour nous, comme il l’est pour Hedwig Höss qui y guide des plantes grimpantes, « pour le masquer ». Mais le cadrage est impitoyable et les plans larges nous obligent à voir les cheminées et les toits des baraquements dépasser des barbelés. Ainsi, le spectateur ne cède jamais à la passivité.

On doit cette image splendide à Łukasz Żal, dont on avait déjà notamment pu apprécier les sublimes noirs et blancs dans Ida (2013) et Cold War, (2018) de son compatriote Paweł Pawlikowski. Dans La Zone d’intérêt, les couleurs sont délavées et ponctuellement intenses, à la manière des images d’archives recolorisées. Ainsi, les scènes d’extérieur baignent dans une ambiance cotonneuse, où la peau des personnages d’un blanc maladif, tranche avec le vert artificiel de l’herbe.

Mais l’élément central, puisque l’image du camp nous manque, c’est le son. C’est ce qui mobilise nos sens et notre imaginaire. Là encore, le designer sonore Johnnie Burn (Lauréat des prix FIPRESCI et CST de l’artiste technicien à Cannes) fait la paire avec la musicienne Mica Levi. C’est grâce à ce travail sonore remarquable que le camp reste omniprésent. On est forcé de faire avec le bruit sourd et continu qui accompagne le film du début à la fin, celui du ronronnement des fours, jour et nuit. De même que les coups de feu, les ordres hurlés par les SS, et les aboiements des chiens, couvrent le piaillement des oiseaux dans le jardin. C’est ce qui permet, là encore au spectateur, d’être toujours mis à distance, rattrapé in extremis par un son, en rupture totale avec l’image. C’est aussi le rôle de la musique assourdissante de Mica Levi, qui surgit ponctuellement. Des notes graves et monotones qui ressemblent à des râles agonisants d’outre-tombe. La musique du générique final en est un autre exemple. On reconsidère tout le film au regard de cet enchaînement de notes stridentes, comme des cris montant crescendo, de plus en plus forts, et qui semblent être rejoins par de nombreuses voix. La répétition en boucle de cet arpège a un effet hypnotisant, le spectateur prenant alors la mesure sensorielle de ce qu’il vient de voir. Le parti pris du « hors-camp » tend peut-être à apporter une réponse possible à l’éternelle question de la représentabilité de la Shoah. Selon Lanzmann, toute représentation serait veine et donc sacrilège moral. Quant à Rivette, il pointe du doigt l’esthétisation de l’horreur chez Pontecorvo. Le dispositif choisi par Glazer contourne habilement les interdits tout en conservant la puissance d’impact, nécessaire à tout travail de mémoire.

La banalisation du mal

À force de suivre le quotidien de cette famille somme toute, assez ordinaire, – si leur bonheur ne dépendait pas du malheur des autres – on finit par comprendre ce que le réalisateur a voulu dire : que personne n’est à l’abri de lui ressembler. Que même le pire des métiers peut prendre la forme d’une routine comme une autre, où le principal tracas du couple est d’éviter une éventuelle mutation, qui l’éloignerait de son « paradis ». Rudolf Höss en vient à avoir ses propres déformations professionnelles, comme un maçon aurait la manie d’évaluer la solidité des structures, lorsque son esprit divague sur la manière de réussir à gazer toute une salle de spectacle, en prenant en compte la contrainte de la hauteur sous plafond. Cette nonchalance bureaucratique fait également écho à La Conférence, (2022) de Matti Geschonneck qui avait lui, opté pour un dispositif à huis clos. On y retrouve ce même jargon technique pour désigner l’extermination de masse, ces mêmes énumérations quantitatives pour parler de vies humaines. On parle rendement, chargement et déchargement. La réponse est peut-être là : de ne jamais humaniser la « marchandise ». On assiste atterré, à la mine blasée de Höss, face à ce travail, qu’il effectue comme il se doit, mais sans véhémence particulière, seulement parce que c’est son boulot.

Le jeu des acteurs se devait lui aussi d’être détaché. Ainsi, le terrible commandant d’Auschwitz est faible, naïf et lâche. Bien qu’exemplaire dans sa fonction d’exterminateur, il cherche régulièrement refuge auprès des enfants et des animaux. Avec son physique grotesque, Christian Friedel, le rend d’autant plus pathétique qu’il prend une posture voûtée, le bassin en avant dans ses pantalons remontés, comme un vieillard. Ce corps flasque, dépourvu de muscles, est une peinture intéressante de l’officier nazi, car radicalement à contre-emploi. Hedwig Höss est, quant à elle, tranquille, sereine, presque douce, au premier abord. Sandra Hüller propose un gestus ancré dans le quotidien domestique, avec une façon de se déplacer très massive. Ce corps robuste, aux deux pieds fermement ancrés dans le sol, assoit une autorité de cheffe de famille, y compris sur son mari. De ce calme souverain, surgit parfois froidement la colère, des menaces que « la reine d’Auschwitz » profère à ses bonnes déportées.

Le montage, ou l’art du surgissement

Comme Under the Skin, le film s’ouvre sur un écran noir. D’emblée, Glazer nous prive de l’image, pour focaliser notre attention sur le son. Il réitérera cet effet avec deux autres longs fondus au blanc et au rouge, nous laissant momentanément en proie aux sons ou à la musique. Quand enfin la première image apparait, c’en est presque aveuglant. La beauté rayonnante et champêtre de ce premier plan nous saute brusquement au visage, et il en sera de même de l’horreur de la dernière séquence. Le mécanisme de Glazer est posé, ce sera celui du surgissement. Il joue avec nos sens, et s’amuse à alterner manipulation hypnotique et réveil brutal. On aurait presque tendance à se laisser couler dans ce calme dangereux quand il nous rappelle, à fréquence régulière, à la brutale réalité. En cela, le montage de La Zone d’intérêt est absolument virtuose, car d’une efficacité remarquable. Il provoque des sursauts libérateurs d’une hypnose mortifère. Le montage parallèle est utilisé ici de manière exemplaire. La brutalité transmise par une telle utilisation de ce dernier, n’est pas seulement choquante, elle est aussi terriblement cynique, quand d’un silence tranquille, surgit un plan furtif de Höss au travail, au milieu d’un vacarme assourdissant, et dont le décor nous est masqué au profit d’une contreplongée sur un ciel blanc, comme un éclair aveuglant. Puis le calme du récit reprend, après une frayeur d’une efficacité redoutable. Certaines scènes se passent donc bien dans le camp, mais divers procédés tous plus astucieux les uns que les autres, contournent la reconstitution frontale. Les séquences en négatif sont particulièrement intéressantes, puisqu’elles ne permettent aucune identification sous cette forme, elles sous-entendent le rêve, puis laissent planer le doute. Enfin, la dernière séquence documentaire, intervient en plein milieu de la diégèse. Entre deux escaliers, on assiste à un surgissement inattendu du présent, avec là encore, un traitement de l’image qui tranche avec l’artificialité poudrée du reste du film. Une lourde porte de fer s’ouvre sur une lumière grise et terne, terriblement déprimante, celle de la réalité. C’est la seule fois où l’on verra concrètement de quoi il est question tout au long du film, en l’occurrence, les chambres à gaz et les fours crématoires, à travers le parallèle génial d’un autre quotidien, celui des femmes de ménage du site d’Auschwitz. Et cette vision crue et abrupte de la réalité, est à vomir comme nous le dit Glazer lorsqu’il referme ce film en revenant sans transition à la fiction pour un ultime plan, qui clôt une succession de vomissements de Höss, avant d’entreprendre son tant espéré retour à Auschwitz auprès de sa famille.

Manon Durand

The Zone Of Interest. Film britannique de Jonathan Glazer (2023), avec Christian Friedel, Sandra Hüller, Johann Karthaus. 1h45.




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