Critique

Publié le 21 octobre, 2023 | par @avscci

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Killers of the flower moon de Martin Scorsese

C’est l’histoire méconnue des Peaux-Rouges les plus riches d’Amérique. Des membres de la tribu des Osages d’Oklahoma que le pétrole a subitement transformés en citoyens fortunés dans les années 20, avant qu’ils ne soient victimes d’une série suspecte de crimes irrésolus. Un fait divers authentique relaté par David Grann dans son roman La Note américaine, que porte aujourd’hui à l’écran Martin Scorsese dans la tradition des vastes fresques dont il est devenu un spécialiste au cours des deux dernières décennies. Il y réunit en outre pour la première fois dans un même film deux de ses interprètes fétiches : Leonardo di Caprio qu’il dirige pour la sixième fois depuis Gangs of New York (2002) et Robert de Niro pour la dixième depuis Mean Streets (1973). Le premier incarne un jeune ambitieux dénué de scrupules et le second celui qui l’encourage à s’insinuer parmi la communauté Osage afin de séduire l’une de ses filles et de rafler ainsi sa fortune en toute légalité. Une machination diabolique qui ne semble vraiment inquiéter que les survivants de la tribu. Jusqu’au moment où une Indienne (Lily Gladstone) va à Washington alerter le Président des États-Unis en personne, Calvin Coolidge. Dès lors, le jeune patron du FBI, J. Edgar Hoover, dépêche sur place l’un de ses plus fins limiers (Jesse Plemons) avec mission de mettre un terme définitif à ce qui ressemble fâcheusement à un génocide aux relents racistes.

Contrairement aux règles élémentaires du cinéma policier, Scorsese raconte cette histoire du point de vue des criminels et ne joue jamais vraiment sur le suspense. Il décrit un processus d’élimination systématique perpétré par des petits Blancs minables qui agissent par pur appât du gain. Robert de Niro campe ainsi avec son autorité naturelle un potentat local qui tire les ficelles de ce jeu de dupes et regarde tomber un à un ces nouveaux riches qu’il juge indignes de leur bonne fortune. Le poison qu’il leur administre est d’autant plus redoutable qu’il s’avère indétectable. Il consiste pour des Blancs dépourvus de scrupules à convoler avec des Indiennes afin de mettre la main sur leur pactole en toute impunité. Le film s’attache plus particulièrement à des sœurs au destin funeste dont le sort ne semble pas émouvoir plus que cela les autorités locales, en l’absence d’arme du crime et de mobile identifié.

L’Amérique que dépeint Scorsese est celle de l’Entre-deux guerres. Elle a renoncé à la sauvagerie des premiers temps sans pour autant raccrocher les armes. Les citoyens ont toujours la gâchette facile et les règlements de compte se résolvent entre hommes, même si ce sont parfois des femmes qui en sont les premières victimes, surtout quand elles ont le tort de posséder du patrimoine. L’argent rend fou et Scorsese le sait bien qui en a fait l’un des moteurs de son œuvre en devenant le chroniqueur invétéré de la Mafia, des Affranchis (1990) à Casino (1995) et The Irishman (2019). Killers of the Flower Moon déplace le conflit dans une Amérique à l’aube de la Grande dépression où quelques rednecks plutôt bas de plafond convoitent la soudaine fortune d’une poignée d’Indiens qu’ils considèrent comme illégitime. Images d’archive à l’appui, Scorsese ancre cet avatar méconnu de l’histoire américaine dans la réalité, squaws emperlousées et rayonnantes jouant aux dames de la haute à l’appui. Mais si le début de cette histoire ressemble à un conte de fées moderne qui aurait rendu à une poignée d’Indiens chassés de leurs terres le signe extérieur le plus trivial de la dignité, à savoir la fortune, la suite dérive vers le sordide crapuleux le plus glauque, à l’instar de ces bouseux déterminés à s’approprier le pactole de ces autochtones dont ils croyaient s’être débarrassés définitivement en les parquant dans des réserves.

En filigrane de Killers of the Flower Moon, affleure une vision désenchantée de l’Amérique des pionniers qui court à travers l’œuvre de Martin Scorsese, notamment dans Gangs of New York qui met en scène la rivalité des Américains de souche et des immigrants irlandais au milieu du XIXe siècle. Le réalisateur y réunit à dessein deux de ses acteurs fétiches, conscient du risque de leur confier des rôles foncièrement antipathiques que leur aura exceptionnelle préserve de la médiocrité. Face à Robert de Niro qui perpétue son emploi de caïd avec l’abattage qu’on lui connaît en potentat local manipulateur, Leonardo di Caprio campe quant à lui son neveu instrumentalisé, dentition gâtée à l’avenant, chargé de séduire une riche héritière et de l’empoisonner à petit feu. Il sera beaucoup pardonné à Scorsese pour les nombreux apartés parfois plus longs que de raison qu’il orchestre entre le pied-tendre et son mentor. Le plaisir qu’on éprouve à la confrontation de ces deux natures justifie qu’elle rebondisse et se renouvelle. Contrairement à Michael Mann dans Heat qui ne réunissait de Niro et Pacino que dans une scène d’anthologie devenue le centre de gravité du film, Scorsese sait ne pas bouder son plaisir et nous l’offrir généreusement en partage. Il s’arrête en outre sur les traditions et les superstitions ancestrales des Indiens Osage impuissants à en user pour déjouer les meurtres prémédités dont ils sont les victimes expiatoires, sans percevoir d’où vient la menace par excès d’innocence et de naïveté. En filigrane de ce jeu de massacre affleure un crime de masse perpétré par des minables contre des grands seigneurs authentiques dans une sorte de sursaut ultime des grands affrontements westerniens. Le film inclut d’ailleurs à l’appui de ce plaidoyer pour l’innocence des images d’actualité pittoresques et touchantes des excentricités de ces nouveaux riches promis à l’abattoir.

Jean-Philippe Guerand

Film américain de Martin Scorsese (2023), avec Leonardo di Caprio, Robert de Niro, Jesse Plemons, Lily Gladstone. 3h26.




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