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Publié le 21 septembre, 2016 | par @avscci

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Inédit ! Pamela Biénzobas sur le No de Pablo Larraín

Jingle à la joie

« ¡Chile, la alegría ya vie-e-ene! », fredonnaient les gens partout sur la Croisette pendant ce Festival de Cannes 2012. Me sachant Chilienne, beaucoup me regardaient d’un air complice : ils venaient de vivre eux aussi le moment le plus glorieux de l’histoire de mon pays ! N’est-ce pas ? Un sourire en coin se dessinait inévitablement sur mon visage, partageant le bonheur sincère d’un vrai moment de cinéma, mais hésitant à casser l’illusion que No, de Pablo Larraín, leur avait servi si habilement.

Quelle cruauté ! Quel cynisme ! Quelle manipulation du spectateur que de le conduire à une telle euphorie, comme si la joie allait un jour arriver ! Quelle implacable justesse…

Le théâtre Croisette de la Quinzaine des Réalisateurs retentissait sous les applaudissements d’un public exultant à la fin des deux premières projections publiques de No. Bien sûr que l’arrêté de fin de la dictature qui sévissait depuis 1973 méritait en soi des cris de victoire, surtout du fait qu’il ait été signé par les urnes, aussi discutable le processus fût-il car il signifiait jouer le jeu du dictateur. Mais contre toutes les prévisions, l’assassin qui voulait se déguiser en gentil grand-père a perdu à son propre jeu. Et avec ses innombrables défauts, ce qui viendrait serait incomparablement mieux qu’une dictature meurtrière. Cela suffit à applaudir et à pleurer d’émotion. Mais n’en soyons pas dupes, ce n’est pas cela que le film nous raconte.

C’est sûrement plus évident pour les Chiliens, mais c’est contenu avec finesse et intelligence dans l’œuvre même : No a beau se fonder sur l’espoir, il est terriblement désespéré grâce à l’amère certitude que cet espoir s’avérera faux par la suite. Réalisé vingt ans plus tôt, il aurait été la chronique d’un magnifique triomphe. Mais l’un des exploits du film est précisément de nous transporter en1988, nous replongeant pendant deux heures dans ce présent palpable, et non pas dans une évocation bien faite du passé ; nous faisant revivre notre ancienne naïveté d’hier avec la lucidité déçue d’aujourd’hui.

Il le réussit par l’énorme richesse de matériel d’archives, une pléthore de références populaires surtout pour les Chiliens, la minutieuse direction artistique, la participation de dizaines de protagonistes de l’époque (le traitement de l’image et la complicité du spectateur permettant d’ignorer les 24 ans d’écart entre archives et reconstitutions), et le tournage en U-Matic pour rapprocher les textures et mieux enchaîner séquences anciennes et nouvelles, obtenant l’« image sale » que l’époque réclamait, d’après Larraín.

Mais la sensation de présent vient surtout de l’actualité du discours, aussi pervers que nécessaire, qui a accompagné le triomphe du NO. Un discours qui sert aussi bien à vendre la désormais disparue boisson cola locale Free, le feuilleton à énorme succès Bellas y audaces, ou la fin de la dictature de Pinochet. Et le pire, c’est que ça a marché et ça marche toujours.

« ¡Chile, la alegría ya vie-e-ene! », fredonnaient les collègues à Cannes en 2012, sans se douter de la connotation que cette phrase a acquise au fur des années. Aujourd’hui au Chili, l’allusion à la « joie » fait partie du langage politique désabusé de (presque) tout bord. Car elle représente toutes les promesses manquées de ce qui aurait dû accompagner le retour à un système démocratique, mais qui bien entendu ne va pas de soi quand cette démocratie est ultra-libérale : égalité de chances, justice sociale, justice tout court, etc.

Dans cet interminable « et caetera », le mot justice tient une place spéciale. Car tout comme la « joie » (« que l’on attend », au début ; « qui tarde », par la suite ; « qui n’est toujours pas là »… pour enfin devenir « la joie qui n’est jamais arrivée »), les premiers pas dans la transition vers la démocratie nous ont laissé une autre formule devenue historique, reflet acide et acéré du rapide retour à la réalité. Pablo Larraín l’inclut tacitement par la seule présence de Patricio Aylwin, premier président du Chili après la dictature, décédé en avril dernier. Bien que son apparition spéciale suggère une connivence entre le film et lui, l’insistance sur le moment où il serre la main de Pinochet lors de son investiture souligne les contradictions du leader démocrate-chrétien, vif promoteur du coup d’État, obligé de passer à l’opposition car son parti a été écarté du camp vainqueur.

C’est lui qui, le 12 mars 1990, au lendemain de cette poignée de main (les premières élections post-dictature ayant eu lieu en décembre 1989 et la transmission du pouvoir trois mois plus tard), face à la foule rassemblée pour accueillir la joie tant attendue, promettait de la « justice dans la mesure du possible ». Et il répéta cette phrase plus tard pendant son mandat, une période trouble et fragile, avec des groupes de militaires dépités qui continuèrent leurs démonstrations de force encore quelques années.

Les Chiliens ont la réputation d’avoir un sens de l’humour noir et sarcastique. Normal, quand le dictionnaire local doit rajouter une telle acception au terme « joie », et que le mot « justice » est ramené si brutalement de la sphère des idéaux absolus à la relativité pragmatique.

Le cinéma de Pablo Larraín a la réputation d’être d’une humeur noire et sordide, No étant (avec, maintenant, Neruda) son travail le plus lumineux. Belle ironie. Car No reste cruel, du fait de nous refuser les recours faciles. Pas d’allégorie, pas d’exagération, pas de reconstruction irréaliste pour nous permettre de nous complaire innocemment dans la nostalgie anecdotique à laquelle toutes ces évocations invitent les Chiliens. Nous nous rappelons non seulement d’avoir bu des verres de Free et de nous être émerveillés face aux repas sortis d’un micro-ondes, cette modernité rentrée dans nos cuisines. Nous gardons aussi – tous ceux assez âgés à l’époque pour avoir un minimum de conscience – des souvenirs vifs de ces 27 jours de campagne et de ce 5 octobre historique.

Installé sur la solide base de cette vraisemblance et de cette réalité, le film peut s’adonner tranquillement à son récit de fiction, avec des personnages inventés résumant des traits et des faits réels, ainsi que d’autres purement imaginaires. Les uns et les autres chercheront éventuellement à trouver des références : qui représente qui, à quelle figure publique on attribue tel ou tel propos, si l’on est en train d’accuser ou de critiquer quelqu’un, etc. Tout cela reste secondaire et surtout extérieur au cinéma. En créant des personnages fictifs, l’œuvre même libère sa dramaturgie et la rend d’autant plus réaliste.

Avec son charisme, Gael García Bernal construit un René Saavedra tout à fait crédible, entre convictions personnelles et ambitions professionnelles, bien adapté à ce marché de consommation où les créatifs publicitaires règnent. Son vécu de fils d’exilés lui donne, outre la justification pour son accent étranger (grand-petit détail trop souvent négligé par les coproductions), son regard beaucoup plus international, mais aussi une généalogie qui le désigne comme un criminel pour ceux qui sont encore au pouvoir (y compris son patron et nombre de ses clients), et comme un héritier d’élite pour l’opposition.

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C’était l’époque où les « retournés », ces exilés rentrés enfin légalement au pays, transformaient le paysage sociologique avec leur longue expérience en Europe ou aux États-Unis, souvent parmi l’intelligentsia. Et ils s’intégraient parfaitement au monde de l’entreprise et des communications, où ils avaient affaire constamment à ceux qui avaient été jadis leurs ennemis. Et très souvent, comme le communiste José Tomás Urrutia de Luis Gnecco, dédaignant le bus pour le taxi, analysant le pays autour d’un barbecue à la plage, avec un verre de whisky à la main. (En espagnol et spécialement au Chili, la « gauche-caviar » est la « whisky-izquierda », « whisky-gauche ».)

C’est que « le Chili regarde vers son avenir », comme dit Saavedra quand il présente ses propositions de campagne de com’. « Que sais-tu de ce pays ? », lui lance Lucho Guzmán, son patron incarné brillamment par Alfredo Castro, quand il est vexé de voir que le jeune fils de communistes est bien plus fort que lui. Ce publicitaire de droite est aussi tout à fait vraisemblable dans son accommodation permanente aux changements dans l’équilibre du pouvoir, y compris dans ce geste final, entre hypocrisie et sincérité résignée, vantant la participation de son employé à la campagne du NO comme un argument de vente.

Pour leur part, les ministres et militaires de la campagne du SÍ se paient l’expertise d’un communicant d’Argentine, ce pays que le Chili a toujours regardé avec une jalouse admiration. Tout ce qu’il prône reflète la logique d’une droite qui a hâte de se blanchir et de se légitimer. Pour cela, il faut ôter l’uniforme à Pinochet et remplacer d’un coup de baguette le Général sanguinaire par le démocrate aux yeux bleus (un atout indéniable dans le snobisme raciste chilien). Et mettre en avant toute la richesse, la modernité et l’ordre qu’il a apportés au Chili, cette nation modèle dans le chaos latino-américain. Dans son discours cynique et triomphaliste, il avance, sans tort, le même argument qui assure le soutien populaire à la logique ultra-libérale : les gens n’ont pas de problème avec un système complètement inégal, tant qu’ils peuvent rêver de devenir des privilégiés.

Son erreur était de croire que cette vérité assurerait la victoire face au socialisme. Il n’imaginait pas que ce raisonnement deviendrait tout à fait compatible avec une posture dite « de gauche », comme il l’est encore aujourd’hui, peu importe que le gouvernement en poste soit de gauche ou de droite, car il est gravé dans le marbre de la mentalité chilienne.

En présentant No en 2012, Pablo Larraín le décrivait comme « une carte de ce qui seraient les 24 années suivantes au Chili ». Le film, surtout vu dans le contexte de la trilogie qu’il clôturait (précédé par Tony Manero et Post Mortem) établit une cartographie d’un pays si abîmé par la violence à laquelle il a été soumis, qu’il n’a fait que recomposer avec les ruines, au lieu de se reconstruire sur ses fondements. No capte le moment précis où, acculé par les circonstances historiques, le Chili a accepté ce chemin avec résignation. Tout en chantant son jingle (pas d’hymne, s’il vous plaît !) à la joie. « ¡Chile, la alegría ya vie-e-ene! »

Pamela Biénzobas




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