Critique

Publié le 7 février, 2024 | par @avscci

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Green Border d’Agnieszka Holland

Pour installer le spectateur au cœur du drame, Agnieszka Holland met en question le titre de son film dès les premières secondes. Un drone filme la cime des arbres immenses et magnifiques de la frontière orientale de la Pologne. C’est la « green border ». Le vert disparaît et laisse place au noir et blanc qui durera les deux heures trente-deux du récit. Au cœur du drame, donc, Holland nous parle d’urgence, de catastrophe. Son sujet c’est la catastrophe qui traverse l’Europe, les migrants qui meurent sur les « anciens parapets » du continent (pour citer Rimbaud), l’indifférence, l’hostilité et le crime, la générosité et les impasses politiques. La cinéaste a remporté à la fois le Prix spécial du jury à la dernière Mostra de Venise et le droit d’être protégée par la police à la suite d’une campagne de haine de l’extrême-droite polonaise qui lui collait l’étiquette de « nazie » en raison de son film. « Nazie », Agnieszka Holland… On pourrait presque en rire, si le rire ne s’étranglait pas dans la gorge. Le dictateur Alexandre Loukachenko, qui dirige le Bélarus depuis trente ans, a distribué à partir de l’été 2021 des dizaines de milliers de visas à des candidats à l’exil venus d’Afrique et du Moyen-Orient. Une fois arrivés sur place, ils ont servi d’armes humaines, chassés vers la Pologne et les pays baltes pour créer le chaos en Europe. Une Europe coupable de s’opposer aux méfaits du maître de Minsk. Presque trois ans plus tard, on continue à mourir de froid, de faim, de noyade, de mauvais traitements, sur les marges du continent, à l’Est comme en Méditerranée, en Afrique comme dans les Alpes du côté de Briançon, comme entre la France et l’Angleterre. Le gouvernement réactionnaire polonais qui vient de perdre les élections d’octobre 2023 avait répondu à Loukachenko en persécutant sans pitié les migrants arrivés sur son sol. Un jeu infâme s’était alors tenu. Les polices des deux pays se renvoyaient mutuellement les groupes de migrants épuisés et paniqués des deux côtés des barbelés qui séparent leur territoire. On ignore pour l’instant quelle sera l’attitude du nouveau pouvoir polonais de Donald Tusk.

La question du point de vue

La grandeur du film d’Agnieszka Holland est de nous tenir au plus près de ses personnages. Elle a écrit leurs rôles avec une précision, une complexité exceptionnelle, tout en respectant scrupuleusement les faits, après une série d’enquêtes auprès des militants solidaires, des journalistes et des ONG travaillant sur le terrain. Un triple point de vue est proposé, d’abord celui d’une famille syrienne composée d’un couple, de ses enfants et du grand-père paternel. Fuyant l’enfer créé par la dynastie el-Assad, la famille arrive en avion au Bélarus, confiante, convaincue qu’elle arrivera facilement en Suède où l’attend un oncle déjà installé. Dans le même avion, une Iranienne d’une cinquantaine d’année. Son frère a travaillé avec des Polonais, elle ne doute pas qu’elle trouvera l’asile en Pologne. Dès la sortie de l’aéroport, les Syriens et l’Iranienne resteront ensemble et l’enfer commence. « Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance » écrivait Dante. Le piège se referme et les horreurs que met en scène la cinéaste sont le reflet direct des événements réels qui ne cessent de se produire sur le sol européen depuis des années. Triple point de vue, disions-nous : le deuxième est celui d’un jeune garde-frontière polonais qui assiste et participe à ces infamies, avant de réagir, dévoré par quelque chose qui s’appelle le sens moral et qui n’est peut-être pas donné à tout le monde. Au début de sa prise de conscience, sa jeune femme enceinte s’étonne qu’il ait commencé à boire, s’étonne de son comportement inhabituel. Elle lui demande ce qu’il fait de ses journées. Sa réponse a quelque chose de vertigineux, elle s’adresse en fait à l’ensemble des citoyens du continent : « Tu n’aimerais pas le savoir, crois-moi… » Il ajoute une dernière fois qu’il doit faire son devoir, mais il prendra dans la suite du récit ses responsabilités d’être humain. Le troisième point de vue est celui des activistes solidaires qui maraudent dans la forêt, porteurs de médicaments, de nourriture, de vêtements chauds, de batteries de téléphone. Ils prennent des risques, affrontent la police et l’armée. Comme tous les grands cinéastes, Agnieszka Holland n’est jamais dans l’idéalisation. Sa description des militants est d’une grande subtilité. Elle montre le conflit qui peut exister au cœur même du groupe, partagé entre ceux qui pensent être efficaces en se tenant au plus près de la légalité, par souci aussi de protéger les migrants, et ceux qui sont prêts à la transgresser, au nom d’un devoir supérieur. Holland ne tranche pas, elle montre la complexité du dilemme.

Impératifs moraux

Devant ce tableau infernal et somptueux, on pense à John Ford, sans hésiter sur une comparaison qui pourrait paraître écrasante. Après cinquante ans de carrière, après l’extraordinaire Ombre de Staline que nous avions salué dans L’Avant-Scène Cinéma en 2022, la réalisatrice polonaise peut être qualifié de fordienne, en ce qu’elle part de la misère humaine, la misère fondamentale faite de faim, de peur, d’injustice et qu’elle décrit le monde comme l’auteur des Raisins de la colère, des Cheyennes, de la Prisonnière du désert, sans jamais simplifier, réduire les contradictions, ni oublier la faiblesse de chacun, ni son courage. Comme le réalisateur de Vers sa destinée, elle rappelle sans cesse ce que veut dire le Droit, où sont les impératifs moraux, ce que représente l’exigence démocratique. Et elle le fait en soignant attentivement chaque personnage de son film sans caricature, sans emphase, sans souci du sensationnel. Là où, malgré certainement d’excellentes intentions, malgré une volonté sincère et presque naïve de faire du « grand cinéma », Matteo Garrone se perd un peu dans son récent Moi, capitaine en cédant à la tentation des « belles images », du « spectaculaire », en oubliant trop souvent de faire le portrait en profondeur, le portrait individuel de chacun de ses personnages, Agnieszka Holland, est sans cesse à la hauteur de son sujet. Aucun faux pas narratif, aucune erreur de mise en scène, parce qu’elle n’oublie jamais de donner toute leur chance à chacun des individus dont elle raconte l’histoire. Et on pourrait même écrire quelle n’oublie jamais de donner toutes leurs chances au décor, à l’environnement, à la nature même qu’elle filme. Les arbres, les clairières, les routes, les marécages, les camps de rétention, jusqu’aux lieux d’intimité comme la chambre du garde-frontière et de son épouse ou l’appartement des activistes, rien n’est laissé au hasard. Les gens comme les lieux, Agnieszka Holland les filme avec la dignité que Ford a enseignée aux cinéastes qu’il a précédé. En repensant à Garrone, on se dit que ses moments les plus forts étaient ceux où il respectait cette attitude (par exemple dans la relation entre le jeune héros, le « capitaine », et sa mère inquiète).

Ce qu’on cherche à tuer

L’humanité de ses personnages, des migrants tout sauf anonymes qu’elle présente, Agnieszka Holland l’introduit dans la première scène, quand, dans l’avion de l’arrivée, tout est banal, ordinaire, qu’on est face à des voyageurs comme les autres. La vie normale, la vie tranquille, l’espérance ordinaire, voilà ce qu’on va chercher à tuer dans les vicissitudes qui suivront. Dans un voyage sordide en camion des migrants qui erraient depuis des jours dans la forêt entre deux persécutions, l’un des militaires polonais chargés du transport de ceux qu’ils appellent des « touristes » commente au téléphone à un ami lointain ce qu’il est en train de faire : « J’escorte des basanés, ils schlinguent, c’est insupportable ». Les déportés, les prisonniers, les exilés, les torturés, ça schlingue, oui. Et quand, assise sur le trottoir d’une ville polonaise, ce qui reste de la famille syrienne n’attend même plus de secours, Agnieszka Holland les cadre devant un mur où sont peintes les douze étoiles du drapeau européen. Avant de conclure avec des images de réfugiés reçus, soignés, câlinés presque par les garde-frontières polonais. Le spectateur a une seconde d’hésitation : que voit-il tout à coup à la fin de ce film ? Avant de comprendre que cette scène se situe au début de 2023, quand des centaines de milliers d’Ukrainiens furent accueillis sans réticence en Pologne. Agnieszka Holland ne regrette pas qu’on les ait accueillis. Elle remarque simplement que ces Ukrainiens n’étaient pas « basanés ».

René Marx

Zielona granica. Film polonais d’Agnieszka Holland (2023), avec Jalal Altawil, Maja Ostaszewska, Behi Djanati Atai, 2h32.




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