Entretiens Chronique d'une liaison passagère d'Emmanuel Mouret

Publié le 21 septembre, 2022 | par @avscci

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Entretien avec Emmanuel Mouret – Chronique d’une liaison passagère

Après le virevoltant Les Choses qu’on dit, les Choses qu’on fait, Emmanuel Mouret revient avec une proposition épurée dont le titre décrit très cliniquement le propos : suivre deux amants illégitimes (il est marié, elle ne veut pas « faire de plans sur la comète ») au fil de leurs rendez-vous secrets. Une nouvelle variation autour du sentiment amoureux (illicite, inavouable, irrépressible) qui dissimule derrière son habituelle légèreté apparente la mélancolie propre à ces amours clandestins, et le doute lancinant sur la possibilité d’une autre vie qu’il aurait suffi de saisir. PROPOS RECUEILLIS PAR

YVES ALION ET MARIE-PAULINE MOLLARET

Le dispositif de ce film est très simple, à l’inverse du précédent qui présentait un grand nombre de personnages. Pourquoi ce choix ?  

Emmanuel Mouret : Ce qui était excitant au début de ce projet, c’était cette simplicité du dispositif. Cette série de rendez-vous sur lesquels le spectateur est entièrement focalisé. On ne voit pas les familles respectives des deux personnages. C’était en même temps la gageure de ce film : on n’a pas la possibilité d’échapper aux deux personnages. Il a fallu trouver un casting d’enfer pour ne pas prendre le risque d’ennuyer le spectateur. Ce que j’ai aimé chez Sandrine Kiberlain et Vincent Macaigne, c’est qu’ils avaient chacun, et de manière très différente, une vraie fantaisie, un mélange de drôlerie et de gravité, qui permet selon moi de ne pas rendre le film trop pesant. L’enjeu était de ne jamais se lasser d’eux. Cela passait notamment par des techniques de mise en scène qui suscitent le désir de les voir davantage, au lieu d’être repus de les avoir trop vus.

On ne voit jamais les personnages dans leur solitude, leur fragilité, en dehors des rencontres. Le fait de ne jamais montrer le contrechamp, était-ce une difficulté supplémentaire ?

E. M. : On décèle parfois des moments de fragilité lorsqu’ils se quittent, lorsqu’ils rentrent dans une pièce etc., mais cet ailleurs, c’est à nous spectateurs de l’imaginer. Le cinéma, c’est aussi l’évocation de ce que l’on ne peut pas voir à proprement parler, les choses cachées comme les pensées, les vrais sentiments, les hors-champs, les ellipses. Donc, effectivement c’était très excitant de voir, tout en choisissant de ne pas tout montrer. Et en parallèle, avec la mise en scène, choisir de ne pas toujours être sur leur visage, par exemple…

Votre thème de prédilection, le sentiment amoureux, est très vaste, et pourtant à chaque film, vous trouvez un cadre, une nouvelle boîte dans laquelle vous parvenez à définir les limites de vos intrigues…

E. M. : À chaque fois, les situations étaient déployées. Ici, la situation est très simple, justement. C’était aussi ce qui m’intéressait dans le fait de ne pas voir la vie de famille de l’un ou de l’autre : suivre un récit extra-conjugal comme s’il s’agissait d’une simple rencontre amoureuse, sans encombrer le spectateur de biais moraux, où l’on se serait mis à comparer la femme et la maîtresse, etc. Je voulais montrer leur relation dans son exclusivité. Dans Les Choses qu’on dit, les choses qu’on fait, on voyait la femme trompée de Macaigne, incarnée par Émilie Dequenne, mais le point de vue était différent.

Le film est comme une expérience, les personnages sont comme des cobayes… Vous les placez dans un endroit et vous regardez ce qu’il se passe ? 

E. M. : Peut-être que l’on peut le voir comme ça… Après, chez moi ce sont davantage des situations qui m’intéressent et que je développe. Parfois il y en a beaucoup comme dans Les Choses qu’on dit, les choses qu’on fait. 

Ce qui est formidable, c’est que vous partez toujours du même matériau pour créer à chaque fois un film très différent. Cela demande beaucoup de doigté…

E. M. : Oui, et en même temps, la particularité de ce projet-ci, c’est que je n’en suis pas à l’origine, ou du moins, à moitié. Il est né d’un atelier d’écriture dans lequel j’intervenais au sujet du dialogue et de la conversation à deux. Un comédien avait écrit une ébauche de dialogue entre deux personnages qui m’a beaucoup plu et que nous avons retravaillée ensemble pendant un moment. Nous avons réorienté le scénario en diminuant le nombre de personnages etc., jusqu’à ce qu’il me confie se sentir un peu à bout du projet. Comme j’aimais beaucoup les personnages, je lui ai demandé la permission de l’adapter à ma manière comme si j’adaptais librement un texte existant. Finalement, cela a beaucoup plu à mon producteur, donc c’est un projet qui s’est fait de manière assez atypique. 

N’y a t-il pas un moment où à force de faire vivre des personnages, ils trouvent une forme d’autonomie et finissent par prendre un certain ascendant sur le film ? 

E. M. : D’une certaine manière, oui, c’est vrai. Il y a une logique que l’on ne peut pas forcer chez certains personnages. Mais finalement, j’ai éprouvé moins de difficultés sur le scénario que sur la façon de le réaliser. Je voulais notamment éviter le huis clos. À l’inverse d’un resserrement sur les personnages, je voulais quelque chose qui ait de l’ampleur, c’est pour cela qu’il y a beaucoup de décors, de déambulations, les personnages ne sont quasiment jamais assis. Cette difficulté a par ailleurs été compensée par un grand dévouement de la part des deux comédiens qui jouaient pour la première fois ensemble, notamment concernant les nombreuses pages de texte qu’ils avaient à apprendre. 

Vous interprétiez auparavant vous-même ce type de personnage maladroit, hésitant qu’incarne Macaigne dans le film. Avez-vous totalement renoncé à jouer dans vos propres films ? 

E. M. : Eh bien, cela me permet aussi de mettre en scène des choses plus complexes… Je n’aurais pas pu apprendre autant de texte et élaborer en même temps des plans aussi sophistiqués. 

Sandrine Kiberlain est une actrice au très large éventail émotionnel, pouvant passer par exemple de Mademoiselle Chambon, qui serre la gorge, au burlesque le plus tordant comme dans 9 mois ferme… Ce choix s’est-il imposé tout de suite ? 

E. M. : Vincent possède également cette capacité à changer de ton. Je voulais en effet qu’il y ait cette amplitude de couleurs et de contrastes, et les deux portent même physiquement une forme de fantaisie. Je les trouve l’un comme l’autre très drôles et attachants tout en pouvant être aussi sincères et graves. On ne peut jamais les réduire à une seule couleur et c’est tout à fait réjouissant. 

Pour en revenir à la mise en scène, quelles étaient les principales difficultés techniques ? On voit beaucoup de mouvements de caméra, de plans-séquence…

E. M. : Je voulais donner de l’ampleur à cette histoire assez intimiste, que l’on reste concentré sur cette aventure sans se lasser des personnages. Donc il fallait régler la gestion des dialogues, trouver également comment le spectateur allait prendre plaisir à la discussion entre les personnages… Je tenais vraiment à l’idée que l’on pouvait prendre autant de plaisir à parler qu’à faire l’amour. On ne voit pas les deux amants faire l’amour, mais il fallait que l’on prenne plaisir à les écouter parler, que ce qu’ils disent nous intéresse. Je ne voulais pas qu’on les voit trop, ni que ce soit trop posé etc. Toutes ces contraintes ont défini la mise en scène du film.

Vous ne faites pas de répétitions, mais des lectures. Y a t-il eu plus de lectures que d’habitude sur ce texte ? 

E. M. : Oui, nous avons fait des lectures pour que les comédiens mesurent l’ampleur du travail. Ce film est avant tout une performance de comédiens. Il y a des films qui ne parlent pas énormément, et où les comédiens peuvent arriver le jour du tournage sans avoir répété. Ici, ils ont dû être très préparés car on ne peut pas apprendre autant de dialogue sans un énorme travail en amont. Il n’y a pas d’improvisation.  

Dans votre cinéma, le mélange entre rire et émotion est toujours dosé de manière très délicate, or, la proportion n’est pas toujours la même. Dans ce film-ci, qui est d’une grande délicatesse, avez-vous choisi le point d’équilibre d’entrée de jeu, ou bien le trouvez-vous à l’aide des acteurs, une fois sur le plateau ? 

E. M. : Lorsque j’ai vu le film à Cannes, je me suis aperçu que les spectateurs riaient à des moments que je n’avais pas spécialement prémédités. Mais même dans mes films précédents, je n’ai jamais tellement cherché à faire rire, mais plutôt sourire ou ajouter une forme de burlesque. Les films très drôles, je les regarde rarement en riant de bon cœur, mais plutôt avec une forme de tendresse et de fascination. Donc je pense rarement les scènes comiques comme telles.

Ce qui est troublant, c’est de voir que le sentiment amoureux prend peu à peu sa place alors que ni l’un ni l’autre ne pensait se faire avoir…

E. M. : C’est une histoire d’amour qui ne dit pas son nom. Ils se sont engagés à ne rien projeter, or, au bout d’un moment nous sommes bien obligés de projeter. Ils veulent être élégants et ne veulent se voir que pour le plaisir. Puis, ils s’entendent décidément très bien donc il y a quelque chose de l’ordre du sentiment qui intervient, et eux tentent de s’en défendre. 

Mais n’est-ce pas vrai de tous vos films ? Cette intervention non préméditée du sentiment amoureux ? 

E. M. : Oui, c’est quelque chose sur lequel je m’interroge. Qu’est-ce qui fait que l’on se met à projeter quelque chose avec quelqu’un ? Mais je ne suis pas non plus expert en la matière ! C’est cela qui est beau au cinéma : de voir un couple qui ne se connaît pas, qui commence à discuter assis à la table d’un café… D’emblée, en tant que spectateur, on se demande ce qu’il va se passer, et on veut qu’il se passe quelque chose. Dès qu’il y a un désir, un charme, il y a du suspense, et on se demande comment les personnages vont faire, comment ils vont finir par se l’avouer…

Dans la vie, avez-vous cet intérêt-là ? Celui de regarder les gens autour de vous et de vous interroger sur leurs trajectoires de vie ? 

E. M. : Qui ne l’a pas ? Chez moi cela se double d’une déformation professionnelle, étant donné que je baigne dedans constamment. Il n’y a pas beaucoup de sujets à exploiter, finalement. La peinture, la littérature ont toujours beaucoup exploité le thème du sentiment amoureux. Et il en va de même pour le cinéma. Il y a beaucoup de cinéastes qui ont exploité exclusivement ce même sujet comme Rohmer ou encore Guitry. Je pense que c’est un sujet qui ne parle pas tant de l’amour mais qui parle de l’Homme, et de la société. Tout ce qui est de l’ordre du désir est régenté par nos usages. Et cela implique des règles d’usage. Le triangle amoureux débouche sur un conflit de fidélité, par exemple. Les personnages sont fidèles à leurs engagements mais en parallèle, ils restent également fidèles à leurs sentiments. C’est le même conflit que l’on retrouve dans les films de truands lorsque le tueur doit aller éliminer son ancien ami. Doit-il être fidèle au clan ou à ses propres sentiments ? 

N’avez-vous jamais songé à traiter cette question autrement que dans des chroniques sentimentales ? Car comme vous l’expliquez, un film d’un autre genre ne vous empêcherait pas d’aborder le sujet. Pourquoi ne pas y aller ?

E. M. : Parce que c’est aussi une question de nature. J’aime bien les films policiers mais ça m’est plus difficile en tant qu’auteur. Je suis moins à l’aise dans un commissariat…

Vous citez souvent Woody Allen. Dans quelle mesure est-ce une influence pour vous ? 

E. M. : Évidemment que l’on fait des films parce qu’on admire des films, et Woody Allen donne, dans certains de ses films, des idées de mise en scène qui changent de la caméra épaule ou du champ-contrechamp classique. En effet Woody Allen a beaucoup compté pour moi. Pour autant, ses personnages sont très différents des miens : ils sont beaucoup plus moqueurs, font beaucoup plus de commentaires, de bons mots, comme chez Guitry, etc. Beaucoup d’auteurs font parler leurs personnages comme eux-mêmes parleraient dans la même situation. Moi, je ne sais pas parler comme Woody Allen, je n’ai pas l’esprit aussi véloce. 

Les personnages féminins sont très forts dans vos films, à l’inverse des personnages masculins qui sont souvent plus lâches. Pourquoi cette répartition ? 

E. M. : Ce n’est pas du tout un calcul, en vérité. Ma culture du cinéma lorsque j’étais enfant ou adolescent était très classique. Ce qui m’a frappé, c’est que chez tous les grands cinéastes, c’est la femme qui a de l’esprit. C’est avec cette image-là que j’ai grandi et qui ne m’a pas quitté, d’une certaine manière. Mais je ne veux pas faire de généralités. D’ailleurs, je ne cherche jamais à donner une représentation du monde. Je ne mets en scène que des personnages que j’aime et que j’admire. Je suis toujours dans cette idée que le cinéma n’est pas la vie, mais plutôt une musique qui nous raconte des choses sans pour autant peindre une réalité. Pierre Legendre disait que représenter une chose, c’est la légitimer. J’aime bien cette idée qu’un beau tableau me fait aimer, même s’il est très cruel.

Les personnages déambulent dans beaucoup de lieux différents au cours du film, puis ces lieux nous sont à nouveau montrés dans un flash-back lorsque leur histoire a pris fin, comme si ces derniers étaient transfigurés lorsque l’on vit une histoire d’amour, puis redevenaient banals lorsque tout est fini. 

E. M. : J’ai établi cela comme une rime qui semblait faire sens sans pour autant que je parvienne à lui donner une explication. Il y avait une ellipse de deux ans qu’il fallait aussi mettre en valeur donc je me suis à la fois posé longtemps la question de ce que j’allais mettre à cet endroit, et en même temps, c’était très intuitif. Mais ces lieux résonnent surtout en échos à tout ce qu’il y a eu avant. Souvent au cinéma, on croit qu’un moment est génial en lui-même, mais en fait il l’est parce qu’il y a été préparé par des choses qu’on a vues en amont. Souvent, on me parle des effets de mise en scène comme les travellings, etc., et je me dis, qu’en même temps, la majorité du film est très volubile, les personnages échangent beaucoup de choses. J’aime les films bavards car alors c’est le silence qui fait événement. Alors que dans les films très visuels, c’est au contraire lorsque ça parle que l’événement intervient. Ce moment où les deux amants se disent au revoir, était donc préparé, avec effectivement cette idée de re-parcourir les lieux désormais vides. 

Propos recueillis par Yves Alion et Marie-Pauline Mollaret

Mis en forme par Manon Durand

Réal. : Emmanuel Mouret. Scén. : Pierre Giraud et Emmanuel Mouret. Phot. : Laurent Desmet. Prod. : Moby Dick Films. Dist. : Pyramide Films.

Int. : Sandrine Kiberlain, Vincent Macaigne, Georgia Scalliet, Maxence Tual, Stéphane Mercoyrol. Durée : 1h40. Sortie France : 14 septembre 2022.




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