Entretiens Tromperie d'Arnaud Desplechin

Publié le 6 janvier, 2022 | par @avscci

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Entretien Arnaud Desplechin – Tromperie

Les adaptations littéraires constituent un monde à part au sein de la carrière d’Arnaud Desplechin qui a puisé jusqu’ici autant chez les anciens que chez les modernes, sans frontières, comme l’attestent Esther Kahn (inspiré par Arthur Symons), Léo, en jouant « Dans la compagnie des hommes » (Edward Bond), Un conte de Noël (Jacques Asher), Jimmy P. (Psychothérapie d’un Indien des plaines) (Georges Devereux) et La Forêt (Aleksandr Ostrovski). Pour porter à l’écran le roman de Philip Roth Tromperie (paru chez Gallimard en 1994), auquel il revenait régulièrement depuis deux décennies, le réalisateur a réuni Léa Seydoux, qu’il venait de diriger dans Roubaix, une lumière (2019), Denis Podalydès, nouveau venu dans son univers, et Emmanuelle Devos, fidèle parmi ses fidèles qu’il retrouve pour la septième fois. Une adaptation écrite pendant le premier confinement avec sa complice Julie Peyr, l’écrivain américain étant quant à lui décédé en mai 2018. Il y met en scène un romancier confronté aux femmes de sa vie dans un marivaudage débordant de sensualité où les personnages s’éclairent les uns les autres, avec en son cœur l’amante anglaise incarnée par Léa Seydoux et cet intellectuel raffiné qu’incarne Denis Podalydès.

PROPOS RECUEILLIS PAR JEAN-PHILIPPE GUERAND

Tromperie est l’aboutissement d’un projet assez ancien. Quelle a été sa genèse ?

Arnaud Desplechin : À l’origine, il y a une sorte de bonus que j’ai tourné avec Emmanuelle Devos pour Rois & Reine et qui s’est retrouvé sur le DVD collector avant de devenir aussi l’épilogue de Tromperie. C’était une sorte de « training » [intitulé Training Nora sur le DVD] qui remplaçait les essais traditionnels que j’apprécie assez peu et dont certaines personnes de mon entourage m’ont conseillé de tirer un film. Cette idée m’a trotté dans la tête, dans la mesure où je connaissais le livre de Philip Roth que j’avais lu dès sa parution. Mais rien de ce que j’écrivais ne me convenait véritablement. Je ne savais pas comment l’aborder, à tel point que des amis à moi avaient fait parvenir un exemplaire de ce DVD collector à Philip Roth à qui j’ai parlé un jour au téléphone. J’étais terrifié et j’ai été très maladroit. Philip Roth m’a demandé pourquoi je n’en tirais pas un film et je lui ai répondu que je ne savais pas comment faire avec l’époque, l’action se déroulant avant la chute du Mur de Berlin, ce qui compliquait singulièrement les choses. Je me demandais comment régler la question du spectaculaire et construire une intrigue autour de gens qui parlent. Et puis aussi, comment faire avec la langue, car il est question d’une Anglaise qui discute avec un Américain, quoique Roth n’ait choisi d’utiliser aucun mot d’argot et que le phrasé des personnages, dans sa version originale, ne soit pas du tout clivé entre eux de part et d’autre de l’Atlantique. Philip Roth m’a demandé : « Pourquoi ne le faites-vous pas juste comme ça ? » Très impressionné, je lui ai répondu : « Que voulez-vous dire par Juste comme ça ? » Il m’a alors conseillé de poursuivre sur ma lancée avec Emmanuelle Devos, qu’il trouvait formidable, et je me suis dit qu’il n’y connaissait rien, que c’était juste un écrivain qui ne comprenait rien au cinéma et que nous n’étions pas de la même génération. Notre conversation a continué à me trotter dans la tête et par la suite, entre deux projets, quand je n’avais rien à faire et que je rêvassais, je reprenais ce vieux dossier et je cherchais à comprendre pourquoi j’avais échoué. Mais ce n’est que quand est arrivé le premier confinement que j’ai réalisé qu’il fallait le faire exactement comme Roth me l’avait conseillé. Peut-être m’avait-il fallu attendre sa mort pour me rendre compte à quel point il avait eu une vision que je n’avais pas comprise. C’était comme ça qu’il fallait le faire et pas autrement, c’est-à-dire à Paris avec ce prologue dans lequel elle se présente, mais qui ne vient pas du livre. Le film s’invente ainsi et il fallait le considérer comme un espace de jeu et non comme une reconstitution épique que le film n’appelle absolument pas. Je pensais aussi à cette réplique qui dit : « Qu’est-ce que je connais de toi ? On est dans le grenier d’Anne Frank. » Et lui répond : « C’est ça notre lot. » Le film ne parle que de gens qui ne parviennent pas à trouver leur place : l’amante anglaise dans son mariage, la Tchèque en Angleterre. Le seul qui trouve sa place, c’est Philip, pas quand il est chez lui, mais dans son bureau. Ça me rappelait l’expérience très heureuse que j’avais du confinement, d’être à ma place en écrivant. Alors je me suis dit que si je le faisais avec cette économie de simplicité et de légèreté, ça marcherait. Je me suis même posé la question de faire un film tout petit et tout simple, sans savoir ce que deviendrait l’industrie du cinéma au sortir du confinement. J’ai aussi envisagé de le tourner pour la télévision. Jusqu’au moment où j’ai fait lire le premier jet à mon producteur, Pascal Caucheteux, qui m’a dit : « Non, on le tourne dans un mois pour le cinéma. » Donc j’ai repris quelques petites choses, je suis allé voir Léa et Denis et l’affaire était conclue.

La disparition de Philip Roth a-t-elle provoqué un déclic en vous ?

A. D. : Certainement. Je m’interdisais de faire le film de son vivant, même si je ne me l’avouais pas. C’est étrange que j’aie été sourd à l’intuition que lui avait eue en découvrant ce brouillon que nous avions ébauché, Emmanuelle Devos et moi, et que je n’aie pas compris que ce qu’il fallait faire était aussi simple. Il a donc fallu que Philip Roth parte et me manque pour que je le comprenne. Je me souviens que j’étais très en colère quand j’ai appris qu’il avait renoncé à écrire dans les dernières années de sa vie, mais j’en avais fait mon deuil en me disant qu’il en profiterait d’autant plus qu’il vivait très sportivement. Et puis, sa mort m’a surpris.

Quelle était son attitude vis-à-vis du cinéma ?

A. D. : Il tenait à ce que ses livres soient adaptés.

Votre attente n’est-elle pas due aussi au fait que vous n’aviez pas encore atteint l’âge du personnage principal qui est lui-même le double de l’écrivain ?

A. D. : Très certainement, parce que je trichais avec le livre et quand j’ai déterminé l’âge de Denis dans le rôle de Philip, c’est en fait le mien que je lui ai donné. Par ailleurs, je répétais sans cesse à Denis que c’est un personnage qui ne pense qu’à sa mort et qui est hanté en permanence par cette question. C’est plus spectaculaire dans la scène de l’anniversaire où il dit : « Voilà, je vais avoir un an de plus et bientôt je serai mort. » C’est quelqu’un qui est obsédé par son terme et qui y pense tout le temps. Et c’est vrai que c’est aussi mon cas depuis très longtemps, mais ça devient de plus en plus réel depuis que j’ai passé le cap des 60 ans. C’est le prochain grand match, car c’est un problème vital. Et donc c’est vrai que cette femme jeune qui respire la vitalité et cet homme qui se voit bientôt déchoir inspirent des scènes tragiques et d’autres plus légères, notamment quand ils pratiquent le questionnaire des amants et que Denis déclare à Léa : « Moi, je trouve que tu es jeune. » Elle représente la vie et lui se voit déjà un pied dans la tombe. C’est l’une des beautés du livre qui, très certainement, ne m’était pas apparue quand je l’ai lu il y a vingt ans. Le principe des ouvrages de Philip Roth est qu’ils ne fonctionnent jamais au premier degré et comportent systématiquement plusieurs niveaux de récits.

Y a-t-il d’autres sujets qu’il vous soit arrivé d’entreprendre, puis d’arrêter en vous disant que vous n’étiez pas encore prêt ?

A. D. : Non. À chaque fois que je montrais ce que j’avais écrit à des amis, je me heurtais au même blocage. Jusqu’au moment où j’ai fait lire mes premiers brouillons à deux amis américains qui m’ont conseillé de prendre un autre livre de Roth. Mais la plupart d’entre eux s’avéraient inadaptables et j’en revenais toujours à celui-là qui me paraissait plus accessible par sa modestie. J’ai pourtant l’impression que cette espèce de « twist » de la fiction se produit sur un mode tellement minimal qui me le rendait accessible. C’est l’un des mystères de l’écriture. Dans un récit traditionnel, le narrateur surplombe son héroïne et la manipule. Là, c’est l’histoire d’une fille qui ne va pas bien et qui rencontre un homme, sans qu’on sache si elle l’aime, si elle ne l’aime pas ou si elle aime être aimée. Mais, en tout cas, elle a besoin de lui pour arriver à se raconter elle-même. Et à la fin de l’épilogue, ils se séparent et pourtant elle s’appartient un peu plus qu’auparavant, parce qu’il lui a donné la possibilité, non seulement d’être un personnage, mais aussi la narratrice de son propre personnage. Et ce rebondissement littéraire très singulier tient vraiment à la liberté que possèdent les personnages de Roth.

Comment travaillez-vous avec Julie Peyr au moment de l’écriture ?

A. D. : Je connais Julie Peyr depuis qu’elle est gamine et c’est moi qui lui ai conseillé de lire Roth. Ça fait partie des discussions qu’on a ensemble. Elle connaît bien ses livres et elle habite aux États-Unis. Quand j’ai téléphoné à mon producteur, Pascal Caucheteux, en lui disant que j’allais tourner ce film pour la télévision et que je n’aurais pas besoin de lui, il m’a répondu qu’il tenait à le produire. Or, Julie et moi considérions, pour reprendre une expression de Roth, qu’il s’agissait d’« un projet bricolé dans un grenier », comme celui d’Anne Frank. Donc nos liens d’amitié faisaient que c’était naturel et l’amour que Julie peut éprouver pour la littérature américaine, le fait qu’elle soit romancière, nous ont aidé à trouver nos places à l’intérieur de ce projet. L’écriture était curieuse, car je tenais à respecter totalement le texte, même si nous l’avons considérablement réduit. Pour elle, c’était facile, car avec toutes ces années passées, je connaissais le texte par cœur, et chaque fois qu’elle me posait une question, je la renvoyais à un moment précis du roman qui y répondait. Et c’est comme ça que nous avons pioché : elle prenait et je servais. Ce qui est drôle, c’est que c’est un film de confinement. Julie et moi travaillons ensemble depuis Trois Souvenirs de ma jeunesse et avons l’habitude de fonctionner par Skype en nous voyant quand elle est de passage à Paris. Avec le confinement, cette habitude s’est révélée encore plus positive. L’une des particularités du livre est qu’on ne sait pas exactement à quel moment rompent les amants, ce que je trouve très juste car dans les relations adultérines, ce délitement apparaît toujours un peu flou. Par ailleurs, cette situation me semble affreuse à filmer. C’est pourquoi il nous a fallu trouver une rupture qu’on a construite à l’aide du livre, en intervertissant pas mal de blocs, en réduisant à l’extrême et en allant piocher les répliques çà et là. Ce travail nous a permis, à Julie et à moi, de mieux comprendre la situation : Philip est un écrivain américain connu qui retourne aux États-Unis, alors que sa maîtresse anglaise est devenue accro à lui et décide de rompre pour anticiper son départ. Et quand il revient de son séjour à New York où il a retrouvé l’une de ses anciennes étudiantes, elle lui annonce que c’est terminé et qu’elle ne veut plus le revoir parce qu’il l’a trahie. Du coup, on a réussi à rajouter du roman à ce qui relevait davantage de l’essai dans le livre de Philip Roth. Et ça, c’est ma collaboration avec Julie qui l’a fait éclore.

Comment s’articule votre processus d’écriture ?

A. D. : Bizarrement, je me souviens moins bien de notre travail sur Tromperie que sur mon prochain film, Frère et Sœur, que nous avons pourtant écrit avant. Comme c’était le confinement, nous nous voyions tous les jours par Skype. Moi, j’avais la journée pour écrire et je préparais des batteries de questions, jusqu’au moment où, de 17 à 22 heures, nous nous retrouvions pour en discuter, elle vivant à Los Angeles. Avec Julie, je travaille beaucoup en improvisation, c’est-à-dire que je joue devant elle, qu’on soit en Skype ou face à face, avec une préférence pour les rôles féminins, et elle me renvoie quelque chose de cela. Et souvent, la nuit, elle m’envoie des notes, en me faisant des suggestions. Pour Tromperie, dans la mesure où nous disposions du texte de Roth, nous avons surtout élaboré un travail de structuration, avec une marge d’improvisation limitée. Le soir, quand je la quittais, moi pour aller me coucher, elle pour vivre sa journée, je lui demandais de trouver des munitions pour la relecture et elle retournait vers le livre. Je tenais à ce que ce soit écrit vite et à l’esquisse, comme le film. Alors que je suis horriblement lent, on a écrit en l’espace de quelques semaines.

À quel moment avez-vous écrit le dénouement ?

A. D. : La fin, je la connaissais pour l’avoir déjà filmée avec Emmanuelle Devos, mais elle nous a servi de point de repère. Il y avait aussi tout ce travail qu’on fait à l’écriture, puis à la préparation, qui consiste à trouver un lieu pour que les paroles aient un poids. Dans le roman, on imagine qu’il s’agit d’un coup de téléphone, alors qu’ici, il fallait créer cet hôtel où il assure la promotion de son livre. C’est ce que nous avons imaginé avec Julie, puis que nous avons réinventé avec le décorateur Toma Baqueni à travers les kakemonos qui arborent le visage de Philip. Du coup, on termine avec cette image qui évoque deux pierres tombales entre lesquelles elle part, comme si lui était mort et elle vivante.

Avez-vous envisagé à un moment de tourner le film en langue anglaise ?

A. D. : Des amis bien intentionnés me le suggéraient régulièrement. L’un d’eux, qui est un producteur tout à fait notoire, a même engagé une directrice de casting américaine qui m’a soumis des photos extraites d’un catalogue, mais aucun de ces acteurs ne me convenait. Quand je repensais à Al Pacino en Simon dans En toute humilité de Barry Levinson et à Anthony Hopkins en Coleman Silk dans La Couleur du mensonge de Robert Benton, je me disais que ce n’était pas possible. Prendre un acteur gallois pour incarner un noir juif, je ne comprends pas l’intérêt. Par ailleurs, l’adaptation a édulcoré le rôle de Nathan Zuckerman qui est l’alter ego de Philip Roth. Et si j’avais tourné en anglais, je n’aurais pas pu demander à un acteur chrétien de tenir le rôle de Philip, alors qu’en français, je ne me suis même pas posé la question, car Denis s’est imposé très vite comme une évidence, parce que c’est un acteur qui est aussi un lecteur et un écrivain pour qui j’ai beaucoup d’admiration. Donc ses gestes étaient vrais et il y avait une évidence. J’avoue ne pas avoir trouvé l’équivalent aux États-Unis, même si j’ai rencontré plusieurs acteurs dont Larry David qui tenait le rôle principal de la série Larry et son nombril et Larry Pine qui jouait dans Vanya, 42e Rue de Louis Malle, mais ils ne me convenaient pas. En fait, ça me plaisait de ramener le film à la maison, en retrouvant Léa qui jouait dans Roubaix, une lumière et Denis avec qui j’avais très envie de travailler. Je me souviens aussi que quand j’ai envoyé le scénario à Emmanuelle Devos et que j’attendais son appel le soir, j’imaginais qu’elle allait me faire languir et j’avais un vertige en me demandant si je ferais le film dans le cas où elle me dirait non. Pour moi, ça n’aurait pas eu de sens sans elle, tant elle inscrivait une trace de notre travail ensemble depuis si longtemps. Pourtant le personnage de Rosalie Nichols a un statut à part dans le film.

Le lui avez-vous dit ?

A. D. : Je ne m’en souviens pas… Si je le lui avais dit avant, cela aurait été du chantage. Je suis très maladroit, mais j’espère qu’elle le sait. Je voulais juste lui laisser la possibilité de refuser. Je me souviens très bien du courrier que je lui ai envoyé. Aurais-je été plus malin il y a vingt ans ? Le temps avait passé et Emmanuelle n’aurait pas été bien dans le rôle de l’amante anglaise, alors que Rosalie Nichols devenait son emploi, mais c’était extrêmement délicat de le lui proposer, alors je lui ai laissé la possibilité de me dire non. Elle s’est inventée et réinventée mille fois et elle continuera. Elle m’a répondu une chose très drôle. Il était tard la nuit et nous étions tous les deux entre les rires et les larmes et elle m’a dit : « Tout de même, j’aime beaucoup cette Rosalie Nichols. Je suis quand même la seule à qui il arrive quelque chose dans ce film : je meurs ! » Et elle avait extrêmement raison : c’est sa maladie qui donne son tempo au film et vient sonner le glas des retrouvailles. Elle devient le marqueur du temps qui passe.

Avez-vous attendu que l’écriture du film soit terminée pour proposer leurs rôles aux comédiens ?

A. D. : Toujours. La différence sur ce film-là, c’est que d’habitude je me force à ne penser à personne et que Julie Peyr n’a pas le droit de mentionner de noms d’acteurs. Mais cette fois, peut-être parce que Tromperie a nécessité une longue maturation et aussi en raison de mon âge, au bout d’une journée, j’ai dit : « Parlons franchement. Nous savons très bien que nous sommes en train d’écrire pour Léa Seydoux et Denis Podalydès, et nous verrons si Emmanuelle nous dit oui ou non… » Le fait que ce soit les mots de Roth ne nous a toutefois pas incités à écrire « sur mesure ». Si je m’interdis d’écrire pour des acteurs, c’est parce que j’aurais l’impression d’imaginer des rôles trop faciles en adaptant mes phrases à leur jeu et que, du coup, dès qu’il y aurait un passage un peu vertigineux à jouer, je simplifierais abusivement, en me posant de fausses questions. Alors que j’ai essayé d’écrire des scènes qui sont totalement injouables, parce que pour moi, une scène est bonne quand je ne saurai pas comment la filmer ou que je ne la comprends pas. Alors, je me dis que c’est du matériel à la mesure des acteurs. Là, comme c’était le texte de Roth, je n’avais pas l’impression que j’allais restreindre mon imagination en me permettant de penser aux acteurs avant. Comme je savais que je voulais tourner vite après le premier confinement, nous avons écrit le scénario en quelques semaines, j’ai proposé aux acteurs, à Léa puis à Denis, une version qui n’était pas terminée.

Qu’en est-il de votre prochain film, Frère et Sœur ?

A. D. : Je sors de quatre adaptations successives : Roubaix, une lumière, qui était tiré d’un documentaire, Angels in America que j’ai filmé pour France Télévisions, Tromperie et des épisodes de la saison 2 de la série En thérapie. Avec Frère et Sœur, dont le titre évoque Rois & Reine, je suis revenu à un matériel original. Je tourne quelques scènes à Toulouse et, changement minime pour vous mais considérable pour moi, le film se déroule à Lille et non à Roubaix.

Pourquoi avez-vous déclaré à Libération en 2019 : « Chaque fois que je fais un film, je rêve que vous n’allez pas me reconnaître » ?

A. D. : J’avance film par film sous un autre déguisement, sans avoir la pensée d’une œuvre. Je me souviens avoir dit avec une grande angoisse à Pascal Caucheteux, au tout début de l’écriture d’Un conte de Noël que c’était exactement comme La Vie des morts et qu’il fallait tout annuler car les spectateurs s’en rendraient compte. Et il m’avait répondu que comme le casting et la maison seraient différents, personne n’y verrait que du feu. Ma grande angoisse, c’était que le public reconnaisse le même film. On a un devoir de surprendre. Sur Rois & Reine, Mathieu Amalric m’avait demandé de lui prouver qu’il ne jouerait pas le même rôle que dans Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle), tant il avait éprouvé de plaisir à interpréter le personnage de Paul Dedalus. J’ai été vexé comme un pou, en me disant qu’après tout, il était toujours d’accord quand les frères Larrieu lui proposaient sans arrêt de jouer le même rôle. Il y a cette discipline qui fait que quand nous nous retrouvons, Mathieu et moi, il faut que je lui propose un personnage différent pour éviter que nous nous répétions. Ça vient de ma cinéphilie, mais est-ce qu’on reconnaît Frank Borzage d’un film à l’autre ?

À la différence par exemple de Truffaut, pourquoi ne faites-vous jamais l’acteur ?

A. D. : Je n’ai pas ce talent-là et ça ne me manque pas du tout. Peut-être parce que je joue tout le temps devant mes acteurs de façon histrionique. Avec ou sans grossièreté. Catherine Deneuve a beau détester ça chez d’autres gens, elle m’autorisait à tenir son rôle dans une scène au cours des lectures. Elle considère qu’elle n’est pas là pour copier mais pour inventer. Je suis à la table avec les acteurs et je tiens leurs rôles. Avec Denis, je n’arrêtais pas de jouer Philip. J’en fais trop, à charge aux acteurs de faire ensuite leur choix. J’ai découvert, quand j’ai commencé à fabriquer des films, que toute ma pudeur disparaissait devant le travail à accomplir. Mais autant j’éprouve du plaisir à le faire, autant je ne ressentais aucun plaisir à être filmé. Mon désir de jeu est assouvi : mes spectateurs sont les acteurs et l’équipe de tournage, quand je le fais sur le plateau, ce qui n’est pas toujours le cas. Mais je dose. Par exemple, j’ai très peu joué l’amante anglaise, sauf en lecture devant Léa, mais je savais sur le tournage que tout devait venir d’elle et pas de moi. Autant j’avais besoin de passer une fièvre à Denis, autant il fallait que Léa offre quelque chose d’elle-même qu’elle n’avait pas donné avant et qu’elle ne reproduirait plus ensuite.

Comment expliquez-vous que Léa Seydoux puisse être aussi différente d’un film à l’autre ?

A. D. : Je crois que sur Tromperie, le texte l’a rencontrée à un endroit très exact d’elle-même, de son âge, de ce qu’elle avait envie de dire. Il y a un poème des Fleurs du mal de Baudelaire qui comporte ce vers : « Que c’est un dur métier que d’être belle femme. » En l’occurrence, l’amante anglaise est une belle femme que son mari considère comme une potiche. Or, Léa avait quelque chose à dire sur l’amour et sur une maternité qui n’est pas facile, pas agréable, pas mignonne, qui est contradictoire, brutale, déplaisante. Elle avait envie de parler de ce que c’est d’être une femme maintenant et surtout de ce qu’elle est dans la vie, même si c’est un film d’époque. C’est pour ça qu’elle avait toute la place pour le faire. La veille du tournage, j’avais très peur, tant Denis et elle sont issus d’univers si différents. Je ne pouvais pas savoir si le couple marcherait. Là, nous avons été portés tous les trois par le regard que Denis posait sur Léa, car quand je lui ai proposé le rôle, il m’a avoué qu’il avait une immense admiration pour elle. Et le premier jour de tournage, quand nous nous sommes retrouvés au maquillage, Denis m’a dit : « Je ne sais jamais ce qu’elle va faire. C’est parfait. » Il y a certaines prises où il ne se passe pas grand-chose. Alors, je suggère à Léa des propositions et, très vite, nous entrons dans une compétition d’idées. Mais, en général, la deuxième prise est la bonne. Denis, qui est d’abord un acteur de théâtre, était fasciné de voir que Léa pouvait tout donner en une prise et était stupéfait par cette capacité à tout offrir soudainement.

Croyez-vous que dans ces cas-là, les acteurs se stimulent mutuellement ?

A. D. : C’est certain. Chacune des femmes de Tromperie se sent entendue pleinement par Philip. Il écoute ce que chacune d’elles a de singulier, y compris douloureusement sa propre épouse. Donc Léa savait que l’acteur Denis Podalydès écoutait avec admiration et émerveillement ce qu’elle avait à dire en tant que comédienne. Or, ce dont l’amante anglaise souffre, c’est que son mari ne la prend pas au sérieux. Quant à Denis, je pense à une réplique que m’avait dite Jean-Paul Roussillon quand je lui avais proposé Un conte de Noël, alors même que nous avions déjà tourné ensemble : « Vous n’y pensez pas ! Un vieux crapaud comme moi sortir avec la plus belle femme du monde ! » Je lui avais répondu : « Ça, je m’en occupe, mon cher Jean-Paul. » Résultat, il formait un couple formidable avec Catherine Deneuve, sans qu’on se pose de question.

Pourquoi avez-vous commencé votre carrière par La Vie des morts qui ressemble à un dernier film par sa thématique ?

A. D. : J’étais fan de Gens de Dublin de John Huston et il est évident que les deux films ont à voir l’un avec l’autre, ne serait-ce qu’en raison de mon admiration. Je ne suis pas hustonien, mais c’est un film fétiche pour moi. Cela dit, je n’étais pas à proprement parler un jeune réalisateur. J’ai terminé le montage de La Vie des morts à 30 ans. J’avais déjà une vie de cinéma derrière moi. J’avais tourné un film comme chef opérateur et j’avais travaillé comme monteur et comme scénariste. Et surtout, j’ai réalisé La Vie des morts comme si ça devait être mon dernier film. J’étais en train d’écrire La Sentinelle dont je me disais qu’il ne se tournerait jamais. Donc j’ai décidé d’écrire autre chose en me disant que c’était ma dernière chance, qu’il fallait que je filme dans un seul lieu, que si je n’avais pas d’aide du CNC, je tournerais chez mes parents, que si je n’avais pas la télé, je n’engagerais que des acteurs locaux, et que si je n’avais pas la région, on ne payerait personne. Bref, rien ne m’empêcherait de le faire. Et comme j’avais travaillé en tant que chef opérateur sur La Photo de Nikos Papatakis, j’avais la possibilité d’avoir de la pellicule gratuite, que Patrick Grandperret me prête une caméra et un magnétophone, que des loueurs mettent du matériel électrique à ma disposition et qu’une société de production me fournisse une camionnette pour transporter le matériel. Bref, je n’avais besoin de rien pour le faire. En fait, nous avons obtenu l’avance sur recette aux longs métrages et nous avons tourné dans quatre décors différents. J’ai écrit très vite, comme Tromperie, en imaginant que ça serait mon premier film et vraisemblablement aussi le dernier. Et je me suis dit que je n’aimerais pas qu’on écrive sur ma tombe : « Il a joué avec deux acteurs. » Parce qu’on dit toujours du bien de la qualité, façon Scènes de la vie conjugale de Bergman, mais jamais de la quantité. J’ai donc décidé de tourner un film dans lequel il y aurait plein d’acteurs et que si c’était le dernier, ça ferait sérieux d’avoir dirigé vingt-quatre personnes. En plus, la durée était atypique. Mais, en fait, mon véritable premier film, c’était Trois Souvenirs de ma jeunesse, que j’ai tourné beaucoup plus tard.

Chez beaucoup de cinéastes, les personnages vieillissent avec leur créateur. Pourquoi pas chez vous ?

A. D. : Parce que je ne savais pas diriger les jeunes gens. À mes débuts, j’ai engagé des trentenaires, mais j’étais incapable de filmer quelqu’un de 16 ou 17 ans. Arriver à trouver un langage commun avec quelqu’un qui n’est pas de ma génération m’était très difficile. J’ai vraiment appris sur Trois Souvenirs de ma jeunesse avec Quentin Dolmaire qui est en outre un jeune homme très atypique dont l’âge n’est pas évident au premier abord. Il a la voix de Charles Denner dans le corps de Jean-Pierre Léaud. Je n’aurais pas été capable de faire des films dans l’air du temps.

Le fait d’avoir un fils vous y a-t-il aidé ?

A. D. : La transmission est passionnante. Ce qui peut passer du cinéma à une autre génération est très important. En faire une expérience familiale, montrer des films dans des écoles, mais aussi travailler avec de jeunes acteurs et des jeunes techniciens contribue à la transmission, en déterminant ce qui est vraiment fondamental. Ça vous éclaire aussi sur ce que vous aimez. J’ai le souvenir d’avoir regardé un soir tard Persona de Bergman quand mon fils de 7 ou 8 ans nous a rejoints au milieu du film et s’est mis à le regarder en nous demandant si tel moment était un rêve ou la réalité, à un moment où c’était vraiment impossible à déterminer. Il est resté jusqu’à la fin, debout, fasciné par la puissance des images, alors que ses parents lui répétaient bêtement d’aller se coucher. Quand vous voyez un enfant de cet âge aussi fasciné par une histoire à laquelle il ne comprend rien, vous mesurez la puissance du cinéma et vous vous dites que c’est gagné.

Vous arrive-t-il de revoir vos films ?

A. D. : Jamais ! En fait, je n’ai vu aucun de mes films terminés. Parce que le jour où je ne peux plus l’améliorer, il faut que je m’en aille. Je travaille sur le mixage avec une image témoin et quand je procède à l’étalonnage, c’est en muet, mais quand on réunit enfin l’image et le son ensemble, je ne suis plus là. Lorsque mes trois premiers films ont été restaurés en digital, j’ai eu la chance de pouvoir les revoir, mais en muet. C’était une expérience curieuse, parce que je me suis rendu compte que je me souvenais de tous les plans. L’étalonneur était sidéré. En fait, dès que je voyais un plan, la logique m’incitait à me souvenir du suivant car il découle de ma façon de penser.

Quel est celui de vos films dont vous êtes le plus satisfait ?

A. D. : Il y a une chose qui est sûre, c’est que c’est comme les enfants : le préféré est le plus fragile, c’est-à-dire celui qui va sortir, donc Tromperie qui a encore besoin de moi. Les autres sont adultes et mènent leur vie. Sur Tromperie, j’ai éprouvé le sentiment à chaque seconde du tournage que c’était un film de maturité et que je savais le faire. Il y avait la difficulté de transformer en permanence les mots en actions, à partir des discussions de cet homme avec ces femmes. Je pense à la direction artistique où j’ai rarement eu quelque chose d’aussi précis dans l’expression, concernant les costumes, la lumière et les décors. Le propos peut sembler ténu, mais c’est sa modestie : un homme aime une femme et une femme est aimée par un homme. Et en même temps, c’est une question absolument vertigineuse car où s’arrête la réalité et où commence la fiction ? C’est quoi être juif ? C’est quoi être gentil ? C’est quoi l’amitié entre un juif et un gentil ? C’est quoi Kafka ? C’est quoi les systèmes d’oppression ? C’était quoi le bloc de l’Est ? Et toutes ces questions se déplient avec une simplicité qui fait qu’une adolescente de 14 ans peut voir le film et tout y comprendre. Du coup, je me dis que je me suis amélioré. Par exemple, Esther Kahn est un film secret et plus expérimental. Lors de la rétrospective organisée à la Cinémathèque il y a deux ans, des jeunes gens sont venus me parler de ce film qui met en scène une jeune fille bègue qui ne sait ni lire ni écrire mais se retrouve tout à coup à jouer sur une scène de théâtre parce que sa vie en dépend. Or ces gens extrêmement jeunes n’étaient même pas nés quand je l’ai tourné, en l’an 2000. Du coup, ils m’ont rendu très fier d’Esther Kahn dont j’ai eu tellement honte, comme d’un enfant disgracieux. Maintenant je me pardonne de l’avoir réalisé et d’avoir capté la fièvre de cette jeunesse à travers le personnage incarné par Summer Phœnix. C’est un film qui m’a fait beaucoup souffrir, mais que je suis parfaitement heureux d’avoir réalisé.

Le fait de réaliser une adaptation vous impose-t-il des contraintes ?

A. D. : Sur Tromperie, je n’ai jamais eu l’impression de fabriquer quoi que ce soit. Il y a une part d’abandon et d’imprévisible que m’ont apportée Léa et Denis. Je lis l’intégralité du scénario avec les acteurs séparément, mais jamais ensemble car je n’aime pas les répétitions. Donc je joue devant eux et je leur demande ensuite de se servir de ce que je leur ai montré. Quand est arrivée la scène du mariage mixte, j’ai précisé à Denis qu’elle était beaucoup trop longue et la lui ai confiée, en lui disant que je couperais dans le texte pour le tournage. Il a alors levé la main pour me demander de la lire lui-même, ce que j’ai accepté, et au lieu de la raccourcir, il l’a rallongée, en intégrant les dates des guerres israéliennes et en développant des détails. Je l’ai regardé, sidéré, et lui ai annoncé que je renonçais à couper quoi que ce soit. Cette scène, il savait la jouer et me l’a offerte. Par la suite, je lui ai demandé de la jouer de façon délirante devant Léa et dans un montage alterné avec son père qu’incarne André Oumansky. Ce plaisir entier prouve que Tromperie est un film non maîtrisé qui m’a apporté des cadeaux et des surprises. Peut-être est-ce dû à ce très long temps de gestation et à des gestes techniques que j’ai eu l’impression d’avoir su faire mieux que sur d’autres films, mais je me suis senti constamment légitime.

Avez-vous le sentiment de prendre davantage d’assurance et de confiance de film en film ?

A. D. : Non, car la peur est toujours là et ne change pas. J’ai le trac de ne pas y arriver, de ne pas savoir où mettre la caméra, trouver l’axe ou les mots pour les acteurs. C’est terrifiant…

Mais ça ne vous arrive jamais ?

A. D. : Si, tout le temps. La seule chose que je sache vraiment faire, c’est que quand les acteurs arrivent, la question n’est plus légitime, car je n’ai pas le droit d’avoir peur. Je ne veux pas du tout qu’on puisse penser que les acteurs sont des grands enfants, mais ils se mettent en situation de fragilité et la situation qui m’incombe est de les protéger. Le trac me dévaste et je suis un cauchemar pour mes assistants et l’équipe technique. Mais quand les acteurs arrivent dans leur loge, c’est fini car il faut que je fasse le film et ils vont devenir plus vulnérables que moi.

Le fait d’entretenir une complicité particulière avec certains acteurs vous facilite-t-il les choses ?

A. D. : Absolument pas. Le trac que j’ai éprouvé avec Emmanuelle sur Tromperie était épouvantable. Ça faisait longtemps que nous n’avions pas travaillé ensemble et j’avais peur de la décevoir. Nous nous sommes vus juste avant pour filmer les scènes de coups de fil qui sont formidables et où elle est déchirante, mais quand nous nous sommes rencontrés avant pour lire le texte, c’était mauvais. En fait, la prise 2 a été miraculeuse et par la suite, nous avons volé pendant tout le film et c’était parfait. Avec Léa, c’est plus facile de l’épater, parce qu’elle me connaît peu et que j’ai des vieux tours dans mon sac qui rendent encore possible le plaisir de la surprise. Mais arriver à surprendre quelqu’un qu’on aime après plusieurs décennies, c’est particulièrement dur.

Pourquoi avez-vous changé de chef opérateur sur ce film en engageant Yorick Le Saux ?

A. D. : Parce qu’il a la capacité de s’adapter à des dispositifs très différents. Je le connais depuis très longtemps par l’intermédiaire d’Emmanuel Bourdieu avec qui nous fréquentons les mêmes gens. Par ailleurs, il a travaillé avec Olivier Assayas avec qui j’ai des liens d’amitié. C’est le côté film commando de Tromperie qui m’a incité à faire appel à lui. Pendant le confinement, les chefs opérateurs se trouvaient au repos forcé car tout était arrêté. Du coup, Irina Lubtchansky, avec qui j’avais tourné plusieurs films, ne travaillait plus depuis longtemps. Quand elle a entendu parler de mon projet, elle m’a prévenu qu’elle ne pourrait pas le faire parce qu’elle était engagée sur la série TV Nona et ses filles que réalisait Valérie Donzelli. Comme Tromperie était un projet modeste sur lequel les salaires étaient minimaux et dont le tournage ne durait que quatre semaines, je ne voulais pas la priver de douze semaines de travail au sortir d’une longue période d’inactivité. Le même jour, j’ai reçu un texto de Yorick me disant : « Si jamais tu as de la place sur le film, je suis là. » Donc nous avons fait affaire ensemble. Mais cette conjonction n’était pas due au hasard. Le passage au numérique de Jim Jarmusch sur Only Lovers Left Alive est de mon point de vue le plus beau film qu’il ait réalisé plastiquement et c’est Yorick Le Saux qui l’a éclairé. Ce dernier avait par ailleurs été très déstabilisé quand il avait travaillé sur le film de science-fiction de Claire Denis, High Life, et moi j’adorais Les Filles du docteur March qu’il avait tourné avec Greta Gerwig et dont la lumière m’avait épaté au point d’en stocker des photogrammes sur mon ordinateur. Il est merveilleux avec les acteurs qui se sentaient accompagnés par lui. Grâce à tous les gros films américains sur lesquels il a travaillé, il possède une virtuosité technique telle qu’il ne panique dans aucune situation. Là, on tournait un film particulièrement désargenté qui est pourtant très beau, alors qu’il n’avait presque rien pour l’éclairer. Il n’a aucun problème d’ego et apprécie aussi de bricoler. Il me fait penser à Néstor Almendros qui pouvait passer très aisément de François Truffaut à Kramer contre Kramer de Robert Benton pour revenir ensuite à Éric Rohmer.

Vous avez déclaré en 2015 au site belge ungrandmoment.be à propos de Trois Souvenirs de ma jeunesse : « Filmer des gens qui couchent ensemble est une chose qui m’impressionne et avec laquelle je ne suis pas à l’aise. » Comment avez-vous résolu ce problème dans Tromperie ?

A. D. : Sur ce film, j’y suis arrivé. Mais c’est comme dans le livre qui ne décrit jamais les rapports sexuels. Avant le tournage, j’établis systématiquement un corpus de films que je révise. Or, pour Tromperie, je me trouvais entre deux films que tout le monde aime bien, mais avec lesquels j’éprouve des problèmes : Brève Rencontre de David Lean, que je trouve froid comme un poisson et juste académique, et l’adaptation que Patrice Chéreau a tiré d’Intimité d’Hainif Kureishi, que je respecte infiniment, mais où je n’ai jamais compris pourquoi la fille vient coucher dans cet appartement sordide. J’ai revu le film plusieurs fois sans pouvoir m’expliquer cette situation et y suis donc resté extérieur. Je me tenais donc entre le puritanisme de David Lean que je n’aime pas et la représentation des actes amoureux par Chéreau, sans parvenir à trouver mon content. Alors j’ai pensé à une phrase de Truffaut à propos de La Sirène du Mississippi, qui peut sembler très chaste, dans laquelle il expliquait qu’il avait fait très attention à ce qu’on sache toujours exactement où en était le couple formé par Catherine Deneuve et Jean-Paul Belmondo de ses relations physiques. Et si l’on regarde bien le film, on sait tout. Dans Tromperie, il m’importait qu’on sache quand elle a envie de coucher et quand elle n’a plus envie, à travers tous les mots qu’ils échangent. Mais ça ne vaut que s’il existe une explosion en plein milieu qui est moins le fait qu’ils couchent ensemble que celui qu’il y ait un orgasme qui vienne éclairer toutes les scènes qu’on a vues avant et qui viendront après. Or, il y a eu entre eux ce miracle de l’étreinte.

Pourquoi avez-vous choisi comme repères deux films qui ne vous séduisent pas particulièrement ?

A. D. : Je travaille généralement sur un corpus de huit à douze films, ce qui est le cas pour Frère et Sœur. J’ai aussi à apprendre de ce que je n’aime pas ou ne m’explique pas. Je transmets ces références à tous les techniciens, mais pas aux acteurs, car je considère qu’ils doivent inventer et ne jamais penser que je les ai invités à copier, ni ce que je leur montre, ni les autres comédiens. Pas pour qu’ils soient eux, mais leurs personnages à leur façon.

Que doivent tirer vos collaborateurs de ces références ?

A. D. : Ça dépend. Il y a d’abord Julie Peyr avec qui j’écris. Avec elle, je décortique tout, jusqu’au moindre détail, qu’il s’agisse de Mia madre ou de La Chambre du fils de Nanni Moretti, pour tout le vocabulaire dramaturgique. Mais après, avec la directrice ou le directeur de la photographie, nous apprenons énormément de détails concernant les angles et les actes, puis avec mon assistante avec qui je prépare le découpage, sur la façon de réduire ou de développer une scène, en revoyant Magnolia de Paul Thomas Anderson, par exemple. Ce corpus fonctionne comme un réservoir à idées. Il y a des réalisateurs qui préfèrent ne pas trop voir de films quand ils travaillent sur un projet. Moi, quand j’admire un film, il faut que je le mâche jusqu’à ce que je l’aie digéré. Quand je travaillais sur les scènes de correspondance de Trois Souvenirs de ma jeunesse, j’avais beau connaître par cœur Les Deux Anglaises et le Continent, je le revoyais pour trouver une alternative dans ma façon de les filmer, pour que ce ne soit plus le film de Truffaut. Je suis obligé d’aller au bout de mon admiration, jusqu’à en avoir la nausée, pour arriver à inventer quelque chose. Car si je ne revois pas les films, j’ai peur de les copier sans le savoir. Tandis que là, je sais qu’il ne faut pas faire comme ça et je suis obligé d’inventer autre chose.

D’où vous est venue cette idée du corpus ?

A. D. : De mon travail avec Pascale Ferran sur le scénario de Petits Arrangements avec les morts. Elle disait : « Ça, c’est un film corpus. » Parmi les premières notes que j’envoie à Pascal Caucheteux figurent un titre et un corpus de six à douze films qui sert à éclairer certaines séquences : les rapports avec les parents, la façon dont ça sera filmé, pour sa brièveté, pour son type de récit. Je transmets ensuite ce document à Julie Peyr, et là nous travaillons à partir de ces films et nous les revoyons, parce que ce n’est pas pareil que de les connaître.

Procédez-vous de la même façon avec les livres ?

A. D. : Assez peu, alors que j’adore les romans. En revanche, plus tard, je donne des références de tableaux au chef opérateur. Je suis convaincu que les films viennent des films. Je n’aimerais pas avoir une cinéphilie inconsciente, donc je la revendique. Ça fait partie de moi. De la même façon que je continue à voir des films pendant que je suis en tournage. Je revendique d’être influencé.

Propos recueillis par Jean-Philippe Guerand

Réal. : Arnaud Desplechin. Scén. : Arnaud Desplechin et Julie Peyr, d’après le roman de Philip Roth. Phot. : Yorick Le Saux. Mus. : Grégoire Hetzel. Prod. : Why Not Productions. Dist. : Le Pacte. Int. : Denis Podalydès, Léa Seydoux, Anouk Grinberg, Emmanuelle Devos, Rebacca Marder. Durée : 1h45. Sortie France : 29 décembre 2021.




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