Entretiens

Publié le 15 janvier, 2015 | par @avscci

Entretien Abderrahmane Sissako pour Timbuktu

On parlera sans doute encore longtemps de l’absence de Timbuktu au palmarès du dernier Festival de Cannes. Abderrahmane Sissako propose une œuvre magnifique, alliance rare entre le film humaniste militant et les envolées poétiques et métaphoriques. L’art comme arme contre l’obscurantisme et le fanatisme. Loin du tumulte de la Croisette, une rencontre avec un cinéaste rare (son précédent long métrage, Bamako, date de 2006), profond et intense.

Vous êtes mauritanien, vous faites un film français, vous filmez le Mali. La notion de frontière ne semble pas vous concerner. Peut-on faire un retour sur votre parcours ?

Abderrahmane Sissako : Je suis né en France, je vis en Mauritanie. Je suis parti en Union Soviétique à l’âge de 19 ans pour faire des études de cinéma. J’y suis resté presque dix ans, soit plus longtemps que la normale, vu que les études de réalisations prenaient normalement six ans. Après mes études de réalisation j’ai choisi de me perfectionner dans une sorte de cursus supérieur – ça pouvait être l’image par exemple. C’était une façon surtout de rester, quand on ne sait pas où aller. Mon film de fin d’études, Le Jeu, a été projeté à Cannes en 1991. Et comme ce petit film, qui a été montré aussi au Fespaco, a eu un petit succès qui a fait que Canal+ l’a acheté, la situation a changé. Je me rappelle, j’étais en transit pour Montréal, à Paris, quand j’ai signé le contrat de vente : 23 minutes, 2.000 francs la minute, ce qui faisait 56.000 francs. Que je recevais sans compte bancaire, vu que je vivais à Moscou. C’est cela qui m’a permis de produire mon film suivant. Je reçois cet argent, ainsi qu’une subvention du ministère de la coopération de l’époque, que je ne connaissais pas. À cette époque, j’étais pratiquement russe, je n’étais pas dans ce système. Bref, je produis Octobre, un moyen métrage, qui est présenté à Cannes en 1993. D’où ma rencontre avec Gilles Jacob. Au retour du festival, lors d’un déjeuner, il me demande ce que je comptais faire. Théoriquement, je devais rentrer à Moscou, où je travaillais un peu pour les chaînes de télévision. Beaucoup de reportages se faisaient à l’époque, car c’était la Perestroïka, on pouvait travailler en free lance. Ça me faisait vivre, mais ça ne m’intéressait pas. J’aurais pu rentrer aussi en Mauritanie où une chaîne de télévision venait de naître, mais je n’aurais pu faire que le journal télévisé…

D’où vient votre désir de cinéma ?

A.S. : En fait, je n’ai jamais été cinéphile, je n’avais jamais vraiment vu de films, et je ne pense pas qu’il faille être cinéphile pour avoir un désir de cinéma. Quand j’étais jeune, en Mauritanie, il y avait encore des salles ; on y passait surtout des films indiens, des kung-fu et des westerns spaghetti. Très jeune j’avais vu un film de Chaplin, mais je m’étais endormi. Et ça m’avait beaucoup impressionné que, le lendemain, mes frères me racontent un film que j’avais vu dans mon sommeil. Mais très vite, l’outil, et particulièrement l’image m’ont passionné ; surtout à travers le western. Dans ces films, à part les combats avec les Indiens, il y avait un fond de justice. Un juste qui se battait. Cette dimension m’a toujours fasciné, et c’est d’ailleurs le genre qui m’a le plus marqué. Après, c’est beaucoup plus personnel. L’aîné de notre famille, le premier fils de ma mère, qu’elle avait eu avec quelqu’un d’autre, un étranger, un Algérien, lui avait été pris par cet homme. Et nous, les autres enfants, avons vécu dans l’évocation de ce fils, ce frère, que nous n’avions jamais connu. Et quand ma mère l’a rencontré, c’était dans un autre pays. Elle a ramené des photos, et elle s’est mise à en parler. Et elle nous a dit qu’il faisait des études de cinéma !… Ce récit permanent du frère qui faisait des études de cinéma était très important pour nous, et particulièrement pour moi. Sans doute, inconsciemment, je voulais ressembler à ce frère pour ma mère.

Ce qui semble rapprocher le western du récit de ce frère, puis de votre cinéma, c’est peut-être bien la notion de conte, du récit que l’on se plaît à répéter…

A.S. : Le conte, mais avant tout l’oralité. C’est quelque chose dont on ne parle pas souvent, mais je pense que l’oralité est fondamentale dans la communication. C’est un vecteur permanent : pour la transmission d’un récit, de valeurs, etc. Je viens d’une culture de l’oralité. Nous n’avions ni livre, ni bibliothèque, donc nous nous nourrissions de ce qu’on nous racontait, et peut-être de ce qu’on ne nous racontait pas. Tout prend du sens dans ce cas-là. Je pense que je l’ai introduit dans le cinéma. Il ne faut pas tout montrer. Le silence, aussi, est important. Et « ne pas dire » est aussi un récit. Pour celui qui écoute, ou pour celui qui regarde. Cela m’a marqué aussi quand j’étais à l’école de cinéma, et que je n’avais pas les « attributs » exigés pour faire ces études, c’est-à-dire que je n’étais pas « cultivé ». Cultivé dans le sens occidental ou européen, en tout cas. Il fallait connaître Mozart ou Picasso, faire la différence avec Matisse. Mais on pouvait avoir 19 ans sans savoir ce que faisait Picasso. On me disait d’une certaine façon que j’avais beaucoup à apprendre. Bien sûr, aujourd’hui, j’ai encore beaucoup à apprendre. Mais ce que l’autre ne pouvait percevoir c’est que je n’avais pas forcément besoin de cela.

Cela correspond, dans Timbuktu à la qualité des textes qui sont dits, qui sont très beaux et presque littéraires, ainsi qu’à la variété des langues qui y sont parlées.

A.S. : Bien sûr. Mais je dirais que, dans un sens, les dialogues ne sont pas « bien écrits ». Dans ma manière de faire, je crée un dispositif. Par exemple, entre Kidane et Satima, qui sont là et qui doivent parler d’une chose. Je leur dit de quoi il s’agit. Nous faisons une première répétition. C’est en touareg, donc j’ai mon traducteur qui me dit à peu près de quoi il s’agit. Mais dans ce premier dialogue, je découvre qu’ils ont, par la tradition, une manière de poser les choses ; que moi je n’ai pas forcément, car c’est un peu nomade. Mais ainsi c’est beaucoup plus fidèle. Par exemple, quand il dit : « Ce que je n’ai pas dit, tu le sais déjà ». Ça veut dire : « Je t’aime ». Mais ça ne se dit pas comme ça. Voici comment un dispositif permet d’assister à l’écriture de ses dialogues. Un deuxième exemple. Dans la scène de l’interrogatoire, le dispositif était très important pour la circulation des langues. Mais ça va plus loin. C’est une dramaturgie. Par exemple, une chose est dite ; certains vont la comprendre par anticipation parce qu’il a parlé en arabe. Et le spectateur qui m’intéresse attend, pour la traduction. Et c’est le même principe pour Kindane. Je lui explique quelles sont les questions qui vont lui être posées, mais je lui dis que lui, il doit surtout parler de sa fille. Mais je n’ai jamais écrit le texte. C’est lui qui va aller dans cette direction, qui entre dans une construction. Je me serais appauvri, je crois, si j’avais imaginé ces dialogues, assis, tout seul. Mais d’un autre côté, si j’ai créé ce dispositif pour lui faire parler de sa fille, c’est sans doute aussi parce que ma vie a changé entre Bamako et Timbuktu, parce que je suis devenu père, de deux filles !… Quelque part, Timbuktu c’est ça. On y parle du jihad, mais c’est avant tout un drame humain.

Bamako-5

Vous dites qu’à l’origine vous étiez russe… Pensez-vous que cela vous singularise dans l’univers des cinéastes africains, qui sont bien sûr différents les uns des autres ? Par exemple, vous êtes mauritanien, mais vous filmez le Mali. La notion de « frontière » ne semble pas exister de la même manière chez vous…

A.S : C’est vrai. Mais je ne pense pas avoir dit que je suis ou que j’étais russe…

Ah si…

A.S. : Ah c’est intéressant ! Mais il faut ramener ça à des choses toutes simples. Le cinéma est un langage. Des gens essaient de s’approprier ce langage pour raconter des choses, avec leur sensibilité, leur bagage culturel. Il y a des cinéastes africains venant de différents horizons. Bergman ne ressemble pas à Pialat, même si ce sont deux cinéastes européens. Et il en est de même avec l’école. Aucune école ne peut apprendre la « manière » de faire un film. Ceux qui ont étudié avec moi font tous des films complètement différents. Le cinéma nous révèle notre propre intonation. Nous matérialisons nos propres valeurs à travers le cinéma.

À propos de western, on fait souvent la différence entre par exemple John Ford, Howard Hawks et Anthony Mann, dans leur manière de composer le cadre et d’y inclure les personnages. Vous vous sentez proche de l’un d’eux ?

A.S. : Non… Dans le western, c’est John Ford que je connais le mieux, mais je n’ai pas songé à ce type de référence. Faire un film, c’est choisir finalement entre deux genres, surtout dans le cinéma américain : il y a les films qui invitent, et ceux qui imposent. Pour ces derniers, ce sont tous les films, disons, industriels, qui assènent tout, par le montage, qui ne permettent pas de prendre du recul. Ce qui m’intéresse, c’est cadrer de manière à créer une invitation permanente. Des espaces qui peuvent rappeler le western, mais aussi une porte qui s’ouvre, ou une fenêtre. Cette invitation pour moi, c’est d’essayer de se mettre à la même hauteur que le spectateur. Chercher son adhésion, provoquer même ses doutes. Le faire participer, faire en sorte qu’il crée d’une certaine manière son propre film.

Suivez-vous alors les réactions des spectateurs, quitte à ce qu’ils tirent des conclusions qui ne sont pas les vôtres ?

A.S. : Oui, mais je suis à l’aise avec ça. Car je me dis que quand on utilise des symboles dans un film, le plus important c’est de voir comment les autres se les approprient, ou pas. Si on met un symbole, et qu’il n’est pas compris ou pas perçu, ce n’est pas important car inconsciemment il fait partie de l’ensemble des choses. Une fois, une journaliste m’a parlé d’une scène très importante pour elle, celle où Abdelkrim tire sur cette touffe de manière absurde. Je lui ai dit : « Mais cette touffe, c’est une femme ». Et quand on regarde attentivement on voit que c’est comme une femme qui est couchée. Qu’on le comprenne ou non, peu importe, mais moi j’ai cette intention. Et quand il tire, et que c’est toujours la même chose alors que c’est complètement rasé, le petit chauffeur lui dit : « Satima est vraiment une belle personne, de l’intérieur ; et son mari aussi ». Et donc, il entre dans le subconscient de celui qui visiblement a du mal avec la femme. Il se révolte un peu, et le chauffeur dit : « Ils sont musulmans, et cela me suffit ». Il n’y a pas de qualificatif de « bons »

Pour vous, les bons musulmans sont précisément ceux qui sont dans leur foi, c’est l’imam, qui tente de dialoguer et d’expliquer la voie juste, alors que les jihadistes sont des fous furieux…

A.S. : Oui car on ne peut pas dire ou faire une chose, et son contraire, avoir une valeur et son contraire, etc.

Et vous, vous avez la foi ?

A.S. : C’est trop intime pour que je vous réponde…

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Il y a semble-t-il, une interaction permanente entre les gros plans et les visages ; de la même manière on passe d’un cadre large, pratiquement géopolitique, à un drame de l’intime. Et, de même, il y a un balancement entre le tragique, et parfois une forme de comique. Tout ceci forme un ensemble assez étonnant. Il y a dans votre film un recul, une forme un peu ironique. Il semble que vous ne pourriez pas faire un pamphlet ou un film purement politique.

A.S. : Je dois dire que je suis assez d’accord avec ça.

À Cannes, vous aviez dit que le point de départ de ce film, pour vous, avait été l’histoire vraie de ce couple lapidé. Or, il est bien présent dans le film, mais ce n’est pas du tout l’histoire centrale. Quand arrive la scène de lapidation, on ne sait rien d’eux. La scène en est d’autant plus forte et violente, jusqu’à provoquer des cris dans la salle. Mais ainsi, vous avez évité le piège du scénario mélodramatique, ou du film pamphlétaire. Il s’agit plutôt d’un film formé d’une série de vignettes qui forment un tableau d’ensemble impressionniste…

A.S. : Vous parlez si bien du film que je ne sais pas trop… mes réponses deviennent difficiles à formuler, du coup ! Vous m’aidez, en fait, car le travail d’un cinéaste n’est pas d’expliquer. On est pauvre, on est démuni. Alors, quand des gens entrent dans votre travail, avec des détails, c’est très important… Ça me touche beaucoup. Car mes intentions, mon désir profond était de raconter cette histoire, de me servir de cette lapidation, pas du drame lui-même, qui reste terrible ; car il s’agit de cette femme et de cet homme, pauvres, qu’on enterre vivant et qu’on tue avec cette barbarie… C’est plus que révoltant. Le pire, ce serait de ne pas en parler. Mais, après, j’essaie de faire attention : « Un homme qui crie, ce n’est pas un ours qui danse ». La souffrance n’est pas un spectacle.

C’est donc une affaire de morale…

A.S. : Oui, il y a un équilibre à trouver, une intention qu’il faut maîtriser. D’où la forme de la danse du djihadiste. Pour que celui qui a crié dans la salle puisse intégrer à vie cette chose – et que celui qui n’a pas crié, aussi. Mais pas de façon horrible. C’est comme si je prenais dans mes bras quelqu’un qui souffre.

Y a t-il eu, même si il s’agit d’une forme de conte, un travail journalistique de votre part, une recherche, pour caractériser les personnages qui ne sont jamais d’un seul bloc ? Comme le jihadiste qui fume, l’ancien rappeur… ?

A.S. : Je raconte l’être humain, dans sa perdition comme dans sa grandeur. Donc je n’ai pas fait vraiment d’enquête. Par contre, après avoir écrit le scénario, j’ai eu besoin de rencontrer ceux qui avaient vraiment vécu tout ça, pour mettre une deuxième couche, si vous voulez. Comme la vendeuse de poisson. On m’a parlé d’une femme qui était là. Je demandais comment c’était possible de résister, de s’opposer. On m’a répondu : « Ce n’était pas possible. Mais il y a…  Tina, tu te rappelles, Tina, elle s’est opposée… ». Donc je suis allé chez elle pour la rencontrer. Pour le plaisir, aussi, pour rencontrer le courage. Ce courage que moi, je n’ai pas ! C’est ça, la réalité !

Vous semblez avoir un amour particulier pour le Mali ? Il y a eu Bamako et maintenant ce film…

A.S. : Non, ce n’est pas un amour particulier. J’ai grandi au Mali, à Bamako, c’est tout. Timbuktu, c’est le hasard, c’est parce qu’il y a eu l’occupation de cette ville, et puis c’est un symbole. C’est pourquoi je ne l’appelle pas « Tombouctou ». Mais j’ai tout tourné à Oualata, une ville jumelle, en Mauritanie. J’ai fait des repérages, mais malgré tout à Tombouctou la situation était trop tendue. J’aurais donné l’occasion à Acmi de faire un attentat suicide une fois que nous serions installés. Mais il y a de grandes ressemblances entre les deux villes, l’architecture est comparable. L’intérieur de la mosquée est à Oualata, mais à l’extérieur c’est celle de Tombouctou. Il a donc fallu faire venir à Oualata des Maliens qui habitaient d’autres villes de Mauritanie, aller dans un camp de réfugiés touaregs en Mauritanie – la petite fille vient de là.

Comment pratiquez-vous votre casting ?

A.S. : Je rencontre des gens. J’évite de faire lire le scénario, j’essaie plutôt d’établir une relation de confiance.

La séquence du match de football sans ballon est une pure idée de cinéma…

A.S. : Oui et c’était important, car au fond ce film parle de trois choses. La justice d’abord, au moment du procès, quand on dit que « ça va aller vite ». Les interdits ensuite, il fallait matérialiser tous ces interdits, comme la musique, le foot, avec toutes les contradictions qui en découlent. Et puis aussi montrer la résistance, de manière poétique. Il n’y a pas eu de lutte contre les occupants, c’est Serval qui a libéré la ville. Mais, il y avait cette idée de résistance, comme la jeune fille qui chante dans son cri. Rester ensemble. D’où cette idée. Pour l’instant le film n’est sorti qu’en Mauritanie et les réactions au match ont été extraordinaires. Cette idée de résistance est pour moi très importante, fondamentale.

PROPOS RECUEILLIS PAR LAURENT AKNIN ET YVES ALION

Réal. : Abderrahmane Sissako. Scn. : Abderrahmane Sissako, Kessen Tall. Dir. Ph. : Sofian El Fani.
Prod. : Les films du Worso, Dune Vision, Arches Films, ARTE France, Orange Studio. Dist. : Le Pacte.
Avec Ibrahim Ahmed, Toulou Kiki, Abel Jafri.
Durée : 1h 37. Sortie France : 10 décembre 2014.

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