Enquête Triple frontière de J.C Chandor

Publié le 14 août, 2019 | par @avscci

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Enquête – Le cinéma hors des salles – Netflix et le nouveau cinéma

Le cinéma hors des salles

L’histoire s’accélère. C’est ce que l’on pourrait se dire en voyant briller sur les murs du métro les affiches de Triple Frontière. Un vieux projet hollywoodien, qui faillit être réalisé par Kathryn Bigelow, avec Tom Hanks et Johnny Depp dans les rôles principaux…
Le film a fini par se faire, avec un autre casting, sans que l’on perdre vraiment au change. À la place de Bigelow, J. C. Chandor, le cinéaste américain en pleine ascension, l’auteur de Margin Call et de A most Violent Year. À la place des vieillissants Hanks et Depp, les très populaires Ben Affleck et Oscar Isaac. Tout va bien donc, et le budget du film fut tout à fait à la hauteur des ambitions du scénario de Mark Boal, pour un résultat plutôt réussi. Il y a néanmoins un détail, que l’on pourrait oublier en contemplant les fières affiches publicitaires : Triple Frontière est une production Netflix. Il ne sortira pas en salle. C’est donc techniquement un téléfilm, sans que rien dans sa nature (de la mise en scène au casting en passant par le budget) ne le différencie de la grosse production hollywoodienne. Les frontières sont donc abolies, mais l’industrie du cinéma le refuse. Des décisions prises par Cannes et Berlin aux politiques françaises, le cordon sanitaire mis autour de Netflix (et, par extension, Amazon et bientôt Disney +) reste en place. Mais il tremble. Et, derrière les enjeux financiers, voire juridiques, une question plus abstraite et profonde se profile : qu’en est-il du cinéma en salle, que l’on consomme de façon collective ? Les changements sont-ils minimes (passer d’un écran à l’autre) ou plus profonds, esthétiques et symboliques ? Car la révolution, l’une des plus lourdes depuis le surgissement de la VHS, est en marche. Cela ne sert à rien de tenter de l’arrêter, autant essayer à la place de la regarder, de l’analyser.

Une mutation soudaine

De quand date le grand changement ? Il a bien entendu été insidieux, mais si l’on doit choisir une date, on pourrait prendre celle du lancement de la série House of Cards. Ce remake prestigieux d’une série anglaise qui aligne des noms importants du cinéma : David Fincher à la réalisation des premiers épisodes,  Kevin Spacey et Robin Wright dans les rôles principaux. Cet immense succès médiatique  (son impact public n’est pas facile à déterminer) reste bien entendu une pure série télé, le vrai maître d’œuvre étant le showrunner Beau Williamson, et elle semble à cet égard loin de notre problématique. Mais sa réussite est capitale car elle pose les premiers jalons du changement profond de Netflix, et du concept même de plateforme de diffusion. House of Cards créa ainsi de nouvelles formes de réception pour le spectateur avec le « binge watching » par exemple. Mais surtout, la série transforma Netflix, qui jusque-là pouvait être perçu  comme une sorte de vidéo-club de luxe, très sophistiqué et dématérialisé. Une description un peu caricaturale mais essentielle pour tenter de se souvenir de ce que fut la plateforme à ses débuts : une pure offre digitale de contenus préexistants, un médium exclusif de diffusion. Avec House of Cards, tout change en un clic de souris. Netflix passe de l’autre côté du miroir, produisant, mais diffusant aussi ; une double fonction que les grands studios de cinéma ont dû abandonner depuis le début des années 1950. Dans le cadre de la série, cela passe. Mais c’est bien quand Netflix commence à investir le terrain des studios que les interrogations démarrent. Le long métrage inaugural, celui qui change la donne, bien plus que les quelques films indépendants achetés et diffusés par Netflix jusque-là, est Beasts of no Nation. Il surgit à peine deux années après House of Cards, signalant une accélération notable des ambitions de la plateforme. Ce long métrage aligne un cinéaste remarqué et en pleine ascension, Cary Fukanaga, avec un acteur qui l’est tout autant, Idris Elba, pour un récit sombre sur les enfants soldats en Afrique. Nous sommes loin d’un blockbuster accessible, Mais le film est acclamé par la critique, sélectionné à Venise, et finira par récolter plusieurs Spirit Awards, les Oscars du cinéma américain indépendant. Il est surtout proposé simultanément sur Netflix et dans les salles. Ce sont les grandes compagnies de distribution qui bloqueront toute sortie large pour l’œuvre, qui récolte donc une sortie limitée arrangeant bien, au final, Netflix. Un tabou est brisé : loin de rester dans un couloir qui semblait relever de la télévision, la plateforme produit et diffuse un vrai long métrage, considéré comme tel par la presse, au moins un grand festival international, ainsi que plusieurs cérémonies (en plus des Spirits, le NAACP par exemple). C’est une petite entorse au privilège sacro-saint de la salle.

Des résistances souvent dépassées

L’ouverture de cette boîte de Pandore a bien évidemment tout changé. Très rapidement après Beasts of no Nation, le processus s’est accéléré. Quelques années plus tard, Netflix propose bien un blockbuster inédit, Bright, réalisé par David Ayer et interprété par Will Smith, duo ayant tout récemment allumé le box-office avec Suicide Squad. La plateforme récupère des projets de cinéastes confirmés non financés par les studios, tels que Mute, de Duncan Jones. Les limites entre grand et petit écran se brouillent, jusqu’à Triple Frontière. Un scénario finalement produit directement, et uniquement par Netflix. Mais produit avec les mêmes noms, en interprétation ou mise en scène, que s’il avait été soutenu par un des plus gros studios de L. A. Un scénario, surtout, devenu un long métrage spectaculaire, rempli d’explosions, d’action, mais également de paysages impressionnants, et de moments de réalisation amples, marquants. Bref, un résultat qui sous aucun aspect, esthétique ou industriel, ne semble se réclamer d’une logique du petit écran, encore moins de celui d’une tablette ou Smartphone. Cette contradiction est encore plus claire, et précisément illustrée, par le cas de Roma, d’Alfonso Cuarón. Triple Frontière a en effet été vu, consommé ou apprécié uniquement sur des petits écrans. Roma a quant à lui été présenté dans un grand festival international, Venise, où il remporta la plus haute récompense, et fut montré en salles dans quelques villes, telles que Bruxelles ou Mexico. Les spectateurs l’ayant apprécié dans ces conditions ont tous pu constater une évidence, factuelle : tout dans la réalisation, de la composition des plans au son Surround, a été conçu pour les salles de cinéma. Roma n’a artistiquement en aucun cas été pensé ou mis en scène pour une diffusion Netflix. Un paradoxe étonnant pour une œuvre poussée avec force par la plateforme. Un paradoxe qui a peut-être aidé le film à être considéré comme une œuvre de cinéma, jusqu’à récolter quelques-unes des plus prestigieuses récompenses, Oscar et Lion d’or, du 7è Art. On est bien entendu loin du téléfilm dans son ancienne acceptation. Nous entrons surtout dans une étrange zone grise intermédiaire, où Netflix devient dépositaire d’une forme de cinéma qui déserte les salles obscures, mais continue à être créé et fabriqué par rapport aux spécificités de ces mêmes salles.

Le sommet d’un iceberg en construction

Ce qui se joue là est au bout du compte un enjeu majeur de l’époque cinématographique actuelle, à savoir la limite, la différence, ou son absence, entre série, voire téléfilm, et cinéma. Une différence qui, pendant des décennies, fut portée et clairement délimitée par leur diffusion, le petit et le grand écrans. Une ligne bien pratique, qui impliquait quand même une dose d’hypocrisie et de contradiction : par exemple les séries tournées par Fassbinder à la fin des années 1970, étaient considérées par tous les cinéphiles, et par les encyclopédies de cinéma, comme de longs films de cinéma. Mais l’avènement des plateformes de diffusion, le triomphe oscarisé de Roma (techniquement enregistré en France comme téléfilm) ont fait exploser cette définition trop restreinte et pratique. C’est l’un des plus brillants showrunners actuels, et cinéaste distingué, Éric Rochant, qui a récemment recentré en quelques phrases le débat. Parlant à Télérama de la dernière saison de son Bureau des légendes, l’auteur expliquait que le cinéma se jouait dans les plans, la mise en scène, alors que les séries se jouaient dans l’écriture et l’interprétation. Rochant rappelait même que, d’un point de vue purement cinématographique, Les Sopranos était une série assez mal mise en scène. Point de mépris ici, le réalisateur considérant très clairement cinéma et série télé comme des arts égaux. Mais il les considère également comme des arts distincts, et ce non pas dans le cadre de leur production ou diffusion, mais dans leur réalité esthétique. Ce distinguo a l’avantage de donner un espace, ainsi que des qualités artistiques propres, à chacune de ces deux disciplines, au-delà du petit et du grand écrans. Mais il agit étrangement en faveur de Netflix, puisqu’il enlève précisément le grand écran comme validité pure, unique, du 7è Art. Les séries sont ainsi faites par des scénaristes  (Game of Thrones par exemple) avec des réalisateurs aux ordres, et les films, même longs et à épisodes (comme Berlin Alexanderplatz, de Fassbinder ou plus récemment Too old to die young, de Refn) par l’œil des metteurs en scène. Du coup, en toute logique, des séries peuvent en fait être du cinéma, et des longs métrages peuvent aussi l’être pleinement, sans passer par les salles obscures. Le primat esthétique, et non industriel de Rochant, mène à une déconstruction inéluctable du concept de cinéma traditionnel, lié à sa réalité effective et à sa diffusion si particulière. Les patrons de salles et les grands distributeurs peuvent effectivement être inquiets si le cinéma n’est plus prioritairement diffusé dans les salles. Et Netflix devient alors un producteur et distributeur de cinéma à part entière, mais doté d’un pouvoir peu vu depuis les années 1950, celui de produire, de posséder et de distribuer par ses propres réseaux. Un pouvoir dont l’on commence à peine à mesurer l’ampleur. Mais qui se généralise et attire des concurrents dont, surtout et en premier, le plus puissant des studios hollywoodiens, Disney.

Quid du futur alors ? Verra-t-on un monde où le métier de distributeur international aurait complètement disparu, puisqu’il n’a plus aucun sens dans cette nouvelle virtualité globale ? Et si la séparation esthétique, artistique, entre le cinéma et la série est crédible d’un point de vue théorique, elle ne recouvre néanmoins pas tout. Après tout, des philosophes tels que Walter Benjamin avaient fait de la salle obscure, une composante essentielle de la nature même du 7è Art, de son expérience. Un cinéma consommé sur Smartphone, tablette, dans son lit ou dans le métro, est-il encore du cinéma ? On peut aussi très bien envisager cette révolution apparente comme l’évolution logique d’un processus ayant démarré à la fin des années 1970, au moment du surgissement de l’industrie de la VHS, cet instant où le cinéma a vraiment commencé à être consommé différemment, et à se mêler bien plus intimement au petit écran. Cet instant également où la cinéphilie a cessé d’être une utopie collective de ciné-club pour devenir quelque chose de plus secret, solitaire. Un changement qui avait alors beaucoup effrayé mais a fini par produire des auteurs tels que Tarantino ou Refn. Nous sommes en tout cas au point limite, à l’aune d’un mouvement sismique où la révolution représentée (mais pas uniquement portée) par Netflix, s’apprête à bouleverser dans son essence même un art qui n’est plus si jeune. Il est toujours difficile d’évaluer les choses au cœur du cyclone, et bien malin, ou menteur, celui qui affirmera savoir où l’on va. Mais l’important est déjà de saisir cette importance, de l’accepter, et de se préparer à l’inéluctable mutation.

Pierre-Simon Gutman

 

 

 




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