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Publié le 9 juillet, 2015 | par @avscci

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Dossier Furyo – Takeshi Kitano, Tête de Beat

Comique, acteur de cinéma, présentateur de télévision, producteur, réalisateur, scénariste, monteur, peintre, romancier, danseur de claquettes… Takeshi Kitano est incontournable. Le sergent Hara dans Furyo est son premier rôle important, qui fit naître son intérêt pour le cinéma et lui ouvrit de nouvelles perspectives en tant qu’acteur.

Oshima et Kitano

Lorsque Kitano tourne dans Furyo, cela fait une dizaine d’années qu’il triomphe sur scène et à la télévision au sein du duo comique les Two Beat : Beat Takeshi y interprète avec Beat Kiyoshi (alias Nirô Kaneko, qui réapparaîtra dans quelques films de Kitano) des manzaï, des sketchs absurdes que l’on pourrait rapprocher du stand-up américain. Les deux comiques se font remarquer par leur humour excessif, grossier et provocant, allant jusqu’à prendre pour cible le troisième âge ou les yakuzas : « C’était un moment spécial. Plus nous étions vulgaires, plus le public nous adorait »1. Takeshi et Kiyoshi excellent à ce jeu de ping-pong verbal : le débit des deux acolytes est si rapide qu’ils se coupent continuellement la parole et les répliques fusent au milieu des rires du public. Une logorrhée dont Kitano prendra le contre-pied dans ses rôles au cinéma, où il interprète le plus souvent des personnages taciturnes.

Aujourd’hui encore, Kitano est un monstre de la télé japonaise, qui anime au minimum six émissions hebdomadaires sur plusieurs chaînes publiques comme privées, allant du jeu excentrique (le plus célèbre, Takeshi’s Castle, était une sorte d’Intervilles) au talk-show politique, en passant par des émissions éducatives sur la médecine ou les mathématiques (une de ses passions).

C’est donc à une vedette de la radio et du petit écran âgée de 36 ans, à l’expérience cinématographique quasi-nulle, que Nagisa Oshima propose un des rôles principaux de Furyo : « À vrai dire, au début du tournage de Furyo, je ne savais pas trop où j’étais. Je ne comprenais rien. Je ne savais pas pourquoi j’étais là. Je suivais le scénario, mémorisais mes dialogues et les répétais entre les prises. Puis une fois devant la caméra il fallait bien jouer. Je faisais ce qu’on me disait de faire. Je ne comprenais pas du tout pourquoi c’était à moi que revenait le privilège de jouer ce rôle. […] Nagisa Oshima m’a donné beaucoup de conseils. Il avait des idées bien arrêtées à mon sujet. Il pensait que je n’étais pas fait exclusivement pour faire rire les gens et que se cachait aussi en moi un homme au cœur dur. »2

Nagisa Oshima, inventeur de Kitano ? Le réalisateur est en tout cas celui qui a perçu la dualité du comédien entre l’amuseur populaire et l’antihéros suicidaire, le nounours et la bête sauvage.3 Furyo s’ouvre et se ferme sur le visage de Kitano, ce qui donne à son personnage une importance particulière. Dans la première scène, le sergent Hara assomme froidement un prisonnier anglais d’un coup de sabre en bois. Oshima révèle en Kitano un sadisme tranquille dont l’acteur nourrira ensuite ses nombreuses compositions de yakuzas et de policiers, ainsi que son rôle d’enseignant qui met à mort ses élèves dans Battle Royale (Kinji Fukasaku, 2000) : un individu tellement détaché du monde qui l’entoure qu’il est capable de violenter le premier venu sans émotion apparente. Le visage fermé du début, dont les traits sont durcis par l’emploi d’un filtre bleu, s’oppose au gros plan final de l’acteur en train de sourire. Hara, sur le point d’être exécuté pour crimes de guerre, a le crâne rasé, ce qui accentue la rondeur du visage de Kitano. Au lieu de crier en japonais, il  parle désormais un anglais hésitant, ses gestes sont lents, les yeux dans le vague, et il se tient la tête baissée (une posture qui deviendra récurrente chez l’acteur), moins en signe de soumission envers l’occupant que d’apaisement. Le sourire d’Hara montre l’autre facette de Kitano et annonce les personnages farceurs et mélancoliques de Sonatine (1993) ou de L’Été de Kikujiro (1999).

Dans Furyo, le physique fruste de Kitano contraste avec l’élégance androgyne de David Bowie et Ryuichi Sakamoto. Lorsqu’Oshima retrouve Kitano en 1999 pour Tabou, c’est pour l’opposer encore à des jeunes premiers (Tadanobu Asano et Ryûhei Matsuda) dont les traits ont une finesse toute féminine. Tabou et Furyo ont un même sujet : le trouble causé par l’irruption de la beauté masculine dans un univers viril et violent (un camp de prisonniers de guerre ; une école de samouraïs). Dans les deux films, Kitano est celui qui, prosaïque, reste insensible au trouble des sens et traque l’homosexualité, avec cruauté dans Furyo et plus de retenue dans Tabou. Dans sa seconde collaboration avec Oshima, Kitano a aussi monté en grade, comme en écho à l’expansion de sa carrière : au comique populaire le rôle d’un sergent dans Furyo, à l’acteur-réalisateur acclamé dans le monde entier celui du capitaine d’une fameuse troupe de samouraïs dans Tabou.

S’il s’est accroché à plusieurs reprises avec Oshima sur le plateau de Furyo, Kitano y a aussi pris goût au cinéma. En 1989, il passe à la réalisation, presque par hasard, avec Violent Cop. Dès lors, et sans cesser son activité télévisuelle ni de jouer pour les autres, Kitano sera l’auteur de plusieurs films, dont il est le plus souvent également l’interprète : il fait partie de ses acteurs qui, comme Clint Eastwood, Woody Allen et Sylvester Stallone, n’est jamais meilleur que lorsqu’il se dirige lui-même, avec un contrôle total sur son image et la possibilité d’aller dans des directions parfois inattendues.

takeshi kitano dans hana bi

L’homme aux deux visages

Au générique de Furyo, le comédien est crédité par son seul prénom : Takeshi. À la télévision et dans les autres films dans lesquels il joue, il est présenté comme Beat Takeshi, son nom de scène, bien que le duo soit séparé depuis longtemps. La distinction entre Beat Takeshi l’acteur et Takeshi Kitano le réalisateur est nette, même lorsqu’ils travaillent ensemble.

Cette schizophrénie est explicite dans les deux longs métrages les plus étranges réalisés par Kitano, Takeshis’ (2005) et Glory to the filmmaker ! (2007), qui appartiennent à la trilogie « autobiographique » que complète en 2008 Achille et la Tortue. Dans Takeshis’, Kitano se dédouble à la manière de Michel Blanc dans Grosse Fatigue : il est à la fois la star Beat Takeshi – c’est-à-dire lui-même – et Monsieur Kitano, son sosie, un caissier de supérette qui rêve de devenir célèbre. Dans Glory to the filmmaker !, Beat Takeshi interprète à nouveau son propre rôle et est accompagné d’un mannequin grandeur nature à son image. La mise en abyme est renforcée par le caractère fragmenté des deux films, successions de saynètes absurdes où Beat Takeshi parodie ses rôles les plus célèbres, gangster sanguinaire ou sabreur virtuose (comme dans Zatoichi, 2003, son plus gros succès au Japon). L’acteur-réalisateur se perd au milieu de ses alter egos, au point de devenir étranger à lui-même : « Quand je ne vais pas bien, j’ai un peu l’impression de manier une marionnette, la mienne, qui en réalité ne m’appartient pas. C’est de cette manière que je peux concilier Beat Takeshi et Takeshi Kitano. L’un manie en permanence la marionnette de l’autre. »4

Une marionnette, un pantin aux milles tenues excentriques, c’est Beat Takeshi le présentateur de jeux télévisés et d’émissions parodiques : au fil des années, il n’y a pas un costume, pas un postiche, aussi ridicules soient-ils, que Kitano n’ait porté. Dans ses films, il oblige les autres personnages à se déguiser (en extra-terrestre dans Sonatine, en mouche dans Getting any ? [1994], en pastèque et en pieuvre dans L’Été de Kikujiro) et les regarde sans prendre part à la mascarade. Il apparaît par contre lourdement grimé en 2008 dans une série dramatique où il interprète le controversé général Tôjô, condamné pour crimes de guerres à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans Achille et la Tortue, il se coiffe d’un béret d’artiste anachronique et il porte des couvre-chefs végétaux dans Jugatsu et L’Eté de Kikujiro. Au début des années 2000, Kitano se teint les cheveux en blond, métamorphose étonnante à l’approche de la soixantaine, qui lui permet, dans sa version de Zatoichi, de prendre ses distances avec l’interprétation canonique de Shintaro Katsu5.

Beat Takeshi a le goût des transformations et du contre-emploi : après Furyo, la star comique fut couverte d’éloges pour son interprétation d’un tueur en série authentique, violeur et assassin, dans le téléfilm Ôkubo Kiyoshi no hanzai (1983).

Pas un geste

Silencieux et immobile, Beat Takeshi se tient le plus souvent la tête penchée en avant (ce qui cache en partie son visage) ou sur le côté. Même dans ses émissions de télévision les plus sérieuses, Kitano se tient « mal », assis de guingois, évitant de croiser le regard de ses invités ou de la caméra. Dans L’Été de Kikujiro, il se penche pour parler à l’enfant et, dans Zatoïchi, l’aveugle incline la tête sur le côté pour mieux écouter.

Cette immobilité se transmet aux autres acteurs (dans Sonatine, plusieurs personnages en regardent un autre se noyer sans la moindre réaction) et trouve son équivalent dans la mise en scène minimaliste de Kitano : les longs plans fixes du réalisateur sont le pendant des poses silencieuses de l’acteur.

Beat Takeshi tend vers une concision du geste, qui n’est pas loin de disparaître dans les films qu’il réalise : le mouvement y est traité par l’immobilité, à l’image de cette bagarre de bar dans Hana-Bi (1997) où Kitano crève l’œil d’un yakuza avec des baguettes sans qu’on l’ait vu frapper. Beat Takeshi est une masse immobile, la tête rentrée dans les épaules ; lorsqu’il bouge, ses gestes sont trop rapides pour être saisis par la caméra, et restent hors champ. Dans Zatoichi, la première confrontation entre le héros et le garde du corps interprété par Asano est également immobile : les sabres se heurtent mais leurs possesseurs sont figés, coincés entre les tables dans une taverne trop petite.

Kitano est, à sa manière, une icône du film d’action : lorsqu’il interprète un samouraï, un policier ou, plus souvent, un yakuza, il est indestructible, capable d’éliminer à lui seul des dizaines d’adversaires, sans une égratignure. Mais, contrairement aux attentes du genre, les morceaux de bravoure sont le plus souvent éludés : la fusillade finale de Sonatine est filmée à distance, réduite à des éclairs de lumière dans la nuit. Le spectacle n’est pas celui du mouvement mais de l’immobilité, pas celui du corps mais du visage de l’acteur.

takeshi kitano dans Sonatine

Un masque mortuaire

Le visage fermé que Kitano présente à la caméra au début de Furyo va devenir la principale caractéristique de son jeu d’acteur. Son impassibilité est extrême : il n’a aucune réaction, pas même le début d’un frisson, lorsqu’un yakuza pointe une arme sur son visage (Hana-Bi) et, dans le diptyque Outrage (Outrage, 2010, Outrage Beyond, 2012), il torture ses ennemis sans sourciller. Ce figement du visage, qui le rapproche encore de la marionnette, s’accentue à partir du grave accident de la route subi en 1994 : Kitano ne survit qu’après une importante opération de chirurgie esthétique qui entraîne une paralysie faciale du côté droit. Le visage, rond et lisse, est alors marqué par des cicatrices, auxquelles s’ajoutent au fil des années des rides profondes qui le durcissent. « L’accident a évidemment modifié complètement mon jeu en tant qu’acteur. À cause de l’accident, il m’a fallu apprivoiser et maîtriser de nouvelles expressions faciales et corporelles. De plus, je boite légèrement, ayant une jambe un peu plus courte que l’autre. »6

Parmi les séquelles de l’accident, il y a aussi les tics nerveux qui contractent le visage Kitano à intervalles régulier : un clignement rapide de l’œil, synchronisé avec une crispation de la bouche. Cette grimace ne date pas de l’accident, puisque le sergent Hara la fait plusieurs fois dans Furyo mais, après que les nerfs du visage de l’acteur ont été endommagés, elle devient incontrôlable. Dans les films, le tic de Kitano apparaît à des moments dramatiques précis : lorsque son personnage comprend la machination dont il a été victime dans Johnny Mnemonic (Robert Longo, 1995), avant la fusillade dans la galerie marchande d’Hana-Bi, ou le massacre final d’Izo de Takashi Miike (2004). Peu loquaces, les personnages de Kitano n’utilisent pas le dialogue pour exprimer leur intériorité et le spectateur doit donc scruter les rares mouvements de leur visage pour tenter de décrypter leurs pensées : dans Tabou, les clignements d’yeux du chef des samouraïs traduisent discrètement la profondeur de sa réflexion. Au début de Sonatine, quelques battements de paupière suffisent à faire ressentir la colère contenue du yakuza envoyé au casse-pipe par ses supérieurs, alors que le reste de son visage et de son corps sont absolument immobiles.

Privé de sa mobilité faciale, Beat Takeshi aurait pu la compenser par une plus grande expressivité du regard. Au contraire, il cache ses beaux yeux en amande derrière des lunettes noires dans Hana-Bi ou un pansement dans Gonin de Takashi Ishii (1995) où il interprète un tueur à gages borgne (Kitano tourne le film alors qu’il est encore convalescent de son accident et porte ses vrais bandages). Dans Zatoïchi, il est aveugle mais se dessine des yeux écarquillés par-dessus ses paupières fermées : le regard de Beat Takeshi est un artifice, un signe graphique apposé sur la surface du visage.

Son impassibilité fait de Beat Takeshi un effet Koulechov ambulant. Rappelons l’expérience de ce pionnier du cinéma soviétique : le même gros plan du visage d’un acteur inexpressif sera, en fonction du contexte, des différentes images auxquelles il est associé, interprété de façon totalement différente par le spectateur, qui projette sur le comédien ses propres émotions. Beat Takeshi n’a peut-être pas un large registre de jeu mais son extrême sobriété (associée dans les films qu’il réalise lui-même à un art consommé du montage) lui permet de s’illustrer dans des genres variés : son visage fermé, comparable au masque triste de Buster Keaton, provoque l’hilarité lorsqu’il déclenche des catastrophes (les expériences artistiques ratées d’Achille et la Tortue), mais il est pathétique dans un contexte de mélodrame (le policier qui s’occupe de sa femme malade dans Hana-Bi) et terrifiant lorsqu’il est accompagné de brusques accès de violence (Violent Cop, Gonin, Battle Royale, Blood and Bones de Yôichi Sai en 2004…).

Lorsque Kitano sourit, c’est toujours avec une pointe de tristesse. Son visage s’illumine à l’approche de la mort, dans le dernier plan de Furyo et dans la scène, fameuse, de la roulette russe dans Sonatine, où il retrouve la même expression, paradoxale, de sérénité. Et la gargouille devient Bouddha. n

Sylvain Angiboust

1. Takeski Kitano, propos recueillis par Michel Temman : Kitano par Kitano, Paris, Éditions Grasset et Fasquelle, 2010, p. 64.
2. Idem, p. 119-120.
3. Autre influence possible de Furyo sur l’œuvre à venir de Kitano : la musique. Les mélodies minimalistes de Ryuichi Sakamoto annoncent celles de Joe Hisaishi, compositeur emblématique des films réalisés par l’acteur.
4. Kitano par Kitano, op. cit., p. 179-180. Dolls, que Kitano réalise en 2002, est un hommage au bunraku, l’art des marionnettes japonaises, mais tourné avec des acteurs.
5. Ichi, masseur aveugle et combattant hors-pair créé par le romancier Kan Shimozawa, est porté pour la première fois à l’écran en 1962. Son interprète, Shintaro Katsu reprendra le rôle 25 fois au cinéma jusqu’en 1989, sans compter une série télévisée entre 1974 et 79. Le Zatoichi de Kitano est moins débonnaire que celui de Katsu.
6. Kitano par Kitano, op. cit., p. 144.




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