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Publié le 19 mai, 2014 | par @avscci

Critique Only Lovers Left Alive de Jim Jarmusch

Les derniers romantiques

Passé pratiquement inaperçu lors de sa présentation en toute fin du dernier Festival de Cannes, Only lovers left alive est pourtant l’un des plus beaux films de Jim Jarmusch ; un film fantastique intensément romantique, qui marque son retour en grâce artistique, et qui propose renouvellement plus que bienvenu de la mythologie des vampires.

PAR LAURENT AKNIN 

Only lovers left alive est en effet, en premier lieu, et peut-être avant tout, un authentique film de vampires, qui revient à la tradition noire du genre. Celui-ci a été, on le sait quelque peu malmené par la saga réactionnaire Twilight, que n’ont pu contrebalancer quelques oeuvres isolées telles que Morse (Tomas Alfredson, 2008). Jarmusch, tout en plaçant son film dans un cadre moderne (et même, pourrait-on dire, post-moderne tant les codes du genre sont à la fois assimilés et dépassés), revient aux fondements du mythe et réalise un film romantique noir de la plus belle espèce. Le film s’ouvre sur les retrouvailles d’un couple d’amants, Adam et Eve (le récit est en fait aussi vaguement inspiré de La Vie privée d’Adam et Eve, le dernier livre de Mark Twain), amants éternels puisque tous deux vampires. Leur histoire dure depuis des siècles, hors de tout cadre moral, si ce n’est le leur propre. Adam est devenu un musicien rock underground (une sorte de fantôme du musicien Neil Young), idolâtré par ses fans, et qui vit en reclus, tandis qu’Eve reste totalement énigmatique. Leur idylle est soudain perturbée par l’arrivée de la soeur cadette d’Eve, qui, loin de la sagesse de son aînée, mène une vie vampirique extravagante. Son caractère incontrôlable va mettre en péril le couple et le contraindre à s’enfuir.

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© Pandora Film Exoskeleton Inc

Cette aventure romantique, qui forme l’épine dorsale du film, est aussi le support métaphorique d’une vision désenchantée du monde contemporain. Adam et Eve sont en quelque sorte à la fois des témoins, des observateurs et des juges moraux sévères de l’évolution de la race humaine, dont ils se sont détachés, mais qu’ils ne peuvent bien sûr ignorer. Faisant écho à un grand courant culturel contemporain, ces vampires désignent même les humains « normaux » sous le terme de « zombies » : au-delà de la plaisanterie et du jeu intertextuel, Jarmusch met en évidence le fantasme de « zombification » de sociétés actuelles, qui s’exprime sous une forme inconsciente collective aussi bien par la vogue des films d’horreur que par le succès des zombie-walks, nouvelle expression des Carnavals authentiques des anciens temps. Only lovers left alive est aussi le film d’un double exil.

Depuis maintenant plusieurs années (en fait depuis Ghost Dog (1999), Jarmusch, l’exemple même, l’archétype du cinéaste new-yorkais indépendant, ne tourne plus dans sa ville et même, ne produit plus uniquement aux États-Unis : il s’agit même ici d’une co-production hétérogène associant l’Allemagne. Après le road-movie qu’était Broken Flowers (2005) et l’essai international et expérimental, peu concluant, qui avait suivi (The Limits of Control, 2009), ce nouveau film poursuit le thème de l’errance dans des zones géographiques indéterminées. Le récit se partage entre deux villes tout aussi incertaines et romantiques l’une que l’autre. La première, la plus exogène, et donc exotique, est Tanger. Jarmusch la capte de manière d’autant plus étrange que le film, par la nature même de ses protagonistes, est entièrement nocturne. Tanger, la ville d’Eve, se résume magiquement à un ensemble de rues, de lieux qui ne raccordent pratiquement pas entre eux, de sensations, mais elle renvoie aussi tous les souvenirs mythologiques et littéraires qui lui sont attachés. Cependant, la plus stupéfiante des deux villes est celle située aux États-Unis même, là où réside Adam : Détroit.

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© Pandora Film Exoskeleton Inc

Frappée comme on le sait par la crise économique (et le film y a été tourné avant sa déclaration de mise en faillite), Détroit est, littéralement, une ville fantôme. Lors de ses déambulations, le couple longe nuitamment des immeubles vides, des friches industrielles, des lieux déserts. Le contraste entre la ville, l’étrange demeure dans laquelle réside Adam, évocation du « château » des contes noirs, et Tanger, n’est qu’apparent : il ne s’agit que de variations sur une forme de romantisme absolu, même si la description de Détroit semble renvoyer pour Jarmusch tout autant à une forme d’exil intérieur (la chute d’une ville, donc d’un pays) qu’à un renvoi presque nostalgique aux décors urbains de ses tout premiers films. Si le romantisme (l’amour fou entre Adam et Eve, la poésie érigée en principe de vie) et la nostalgie nimbent tout le film, c’est qu’il pose en fait la question du devenir de ses sentiments dans un monde contemporain en chute libre. Adam et Eve en font l’expérience quotidienne.

CRITIQUE Only Lovers Photo © Pandora Film - Exoskeleton Inc.
© Pandora Film Exoskeleton Inc

Vampires, ils se nourrissent de sang. Hautement civilisés, ils considèrent comme régressif de mordre un humain. Mais ils vivent aussi dans un monde où non seulement cet acte est dangereux, mais aussi où le sang même peut se révéler nocif, contaminé. Témoins détachés mais attristés, ils assistent impuissants aux progrès de l’humanité comme à ses crises, qu’ils anticipent comme des oracles impuissants. Eux-mêmes semblent toujours osciller entre deux mondes, comme ils sont à la fois presque immortels et fragiles, insensibles et vulnérables, sanguinaires et sages. Il est évident qu’une telle ballade nocturne et incertaine doit beaucoup à ses interprètes, que Jarmusch semble observer autant qu’il les dirige. Tilda Swinton, en particulier, opère une de ses métamorphoses dont elle semble avoir le secret exclusif : elle est en elle-même un mystère au sens propre du terme (comment reconnaître dans ce rôle la terrifiante Mason de Snowpiercer de Bong Joon-Ho, qui y rencontrait déjà John Hurt, ici dans un rôle de vieux vampire dissimulé dans les dédales de Tanger ?). L’alchimie parfaite qui opère entre les comédiens, et avec le réalisateur (aidé par une photographie nocturne proprement stupéfiante signée par Yorik Le Saux), contribue évidemment pour une grande part à la réussite du film.

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© Pandora Film Exoskeleton Inc

Only lovers… semble tout du long tenir sur un fil fragile, entre tragédie et comédie, et dans lequel des détails concrets (comment aller des États-Unis à Tanger en ne prenant que des avions de nuit ?) contrebalancent des ambiances hallucinées, des torpeurs moites, des rêves éveillés proches des états d’hypnose que Jarmusch affectionne depuis Dead Man. Mais depuis ce post-western, Jarmusch, dans son travail sur les réminiscences du cinéma de genre, a franchi un nouveau pas. En effet, Only lovers left alive est avant tout un des plus beaux films fantastiques vus depuis longtemps au cinéma. Il s’agit ici, pourrait-on dire, de fantastique pur, authentique, qui ne se contente pas de reprendre quelques codes d’un genre spécifique, en l’occurrence le film de vampires, mais qui s’étend et se prolonge jusqu’à ses racines mêmes. Avec Jarmusch, c’est notre univers tout entier qui se métamorphose ou plutôt qui est observé d’un « point de vue fantastique ». La grande différence avec la plupart des autres films de vampires est que la plupart du temps, le vampire est vu du point de vue d’un personnage « humain ». Jarmusch renverse le genre en montrant le monde des humains (des « zombies ») du point de vue des vampires, dont il parvient à faire partager les joies, les désirs et les souffrances. Le romantisme noir dans sa plus belle et plus pure expression.  LAURENT AKNIN 

Film de Jim Jarmusch (États-Unis, Maroc, Allemagne). Scn. : Jim Jarmusch. Dir. Ph. : Yorick Le Saux.
Mus. : Josef Van Wissem, Sqürl. Mont. : Affonso Goncalves. Déc. : Marco Bittner Rosser. Prod. : Jeremy Thomas, Reinhard Brundig.

Avec : Tom Hiddleston, Tilda Swinton, Mia Wasikowska, John Hurt.
Durée : 2h03. Sortie France : 19 février 2014.

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