Critiques DVD Pinocchio de Matteo Garrone

Publié le 4 juin, 2020 | par @avscci

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Critique DVD – Pinocchio de Matteo Garrone

Eternel retour

L’Avant-Scène Cinéma avait vu Pinocchio en projection de presse et le film devait sortir le 18 mars, distribué en France par Le Pacte. Sorti en Italie comme traditionnel « film de Noël » en 2019, le film y avait rapporté 15 M€. Dans un premier temps, Jean Labadie, le patron du Pacte, unanimement respecté pour son travail constant en faveur du cinéma d’auteur, décidait de repousser la sortie annulée par la pandémie au 1er juillet. Il a finalement vendu Pinocchio à Amazon Prime Vidéo, où il est disponible depuis le 4 mai. Ayant dépensé 1 million d’euros en coproduction et 600 000 € en promotion en France, il invoque l’absence de visibilité sur la réouverture des cinémas et la concurrence féroce de l’automne prochain. « La vente à Amazon, avec qui nous avons déjà collaboré pour produire Paterson de Jim Jarmusch, nous permet de tenir en trésorerie. Le Pacte a énormément d’engagements vis-à-vis de films français et européens, et nous devons nous donner la possibilité de les tenir ». L’Association française des cinémas art et essai a publié un communiqué intitulé « Pinocchio sur Amazon : une exception conjoncturelle ou une alerte ? » et s’interroge sur le risque de conséquences en cascade de cette vente. Pinocchio, selon l’AFCAE « fait partie de cette poignée de films familiaux Art et essai, qui chaque année, constituent une alternative européenne stimulante et attrayante aux films d’animation des majors américaines ». L’AFCAE avait préparé des « pastilles vidéo pour réseaux sociaux et projection en salles, documents promotionnels imprimés à destination de ses 1200 cinémas adhérents (…) Des résultats de fréquentation anémiques cet été, faute d’incitation à la sortie de films, risqueraient de donner de nouvelles raisons aux producteurs et distributeurs de renoncer à la salle. Le coronavirus est un énorme orage qui oblige chacun à rester chez soi. Une fois l’orage passé et les dégâts constatés, c’est tout un écosystème français qu’il nous appartiendra, pouvoirs publics et ensemble des professionnels, à reconsolider et à faire redémarrer. » L’Avant-Scène Cinéma essaiera de rendre compte de cette problématique complexe dans son numéro du mois de juin.

Pinocchio est d’abord un grand moment de la littérature mondiale. Le Florentin Carlo Collodi l’a imaginé́ pour distraire les enfants de 1881. À le lire en 2020, dans sa version première et non pas dans une adaptation quelconque, on se rend compte qu’il peut faire concurrence à̀ Ulysse et Don Quichotte. La lecture du texte de Collodi par un adulte d’aujourd’hui est une expérience incomparable. L’apprentissage du monde, sa conquête et les vicissitudes qu’elle suppose sont peints par le romancier avec la force d’Homère et de Cervantès. Les Italiens, qui le lisent sans cesse, ne s’y sont pas trompés. Les Français ne l’ont pas souvent compris et certains pensent encore que Pinocchio est né à Hollywood, en 1940, avec Walt Disney. Le premier Pinocchio cinématographique date de 1911. C’est un des premiers longs métrages italiens, entièrement colorié à̀ la main, réalisé par Giulio Antamoro. Le Franco-italien Ferdinand Guillaume a le rôle-titre. Ce Ferdinand Guillaume, connu aussi sous le nom de Tontolini et de Polido, on le trouve encore, cinquante ans plus tard, au générique de La Dolce Vita, de 8 ½ , d’Accattone. Ce Pinocchio de 1911 est sans doute l’un des premiers très grands films de l’Histoire du cinéma.

La version Disney de 1940 n’a rien d’une version mièvre, contrairement à ce que pensent certains critiques hâtifs. C’est une œuvre d’un grand raffinement, souvent fidèle au roman de Collodi, mais qui en oublie parfois la noirceur, la cruauté́. La version de Luigi Comencini en 1972 est éblouissante, presque naturaliste. Le grand cinéaste de l’enfance qu’était Comencini en fait un véritable manifeste de pédagogie libertaire. Un an après la très perverse et très̀ subtile adaptation de Pinocchio qu’est Intelligence artificielle, de Steven Spielberg, inspirée par Kubrick, c’est la version réalisée et interprété́e par Benigni en 2002 en CinémaScope, avec 4000 figurants et le plus gros budget italien jamais mis en œuvre. Extrêmement ambitieux, profond, d’une richesse visuelle inouïe, le film est le résultat de près de trente ans de réflexion sur le personnage. Fellini lui-même appelait Benigni « Pinochietto ». Vincenzo Cerami, coscénariste de Benigni affirme même que la suite logique de Pinocchio, c’est La Métamorphose, de Kafka. Malgré́ ses sept millions de spectateurs en Italie, le film est mal distribué à l’étranger. Et une partie du public ne voit pas les grandes beautés de l’adaptation de Benigni à cause du rythme fou imposé par sa vitalité́, son impétuosité́, allant parfois contre sa propre mise en scène. C’est une œuvre que beaucoup de spectateurs ont manquée à̀ l’époque, et qui mériterait une nouvelle vision aujourd’hui.

Dix-huit ans après, voilà Benigni qui passe du fils au père, qui joue Geppetto et non plus le pantin de bois. Mais il se trouve que le couple père/fils est un thème central de l’œuvre de Benigni depuis ses débuts. Pour ceux qui connaissent bien le film de 2002, le travail de Matteo Garrone semble en être, au moins en partie, l’héritier direct. Napolitain, Garrone est un cinéaste important, auteur très tôt de films brillants, comme L’Étrange Monsieur Peppino en 2002 ou Gomorra, la consécration cannoise de 2008. Il a aussi commis des erreurs, comme son Tale of Tales de 2015, ambitieux et raté. Il est même permis d’avoir des réserves sur Dogman, malgré́ la prodigieuse interprétation qui valut un prix à Cannes à son protagoniste Marcello Fonte.

Son Pinocchio hérite de celui de Benigni par ses parti-pris visuels. Images grandioses, inspirations picturales (les Macchiaioli, peintres toscans du XIXème siècle) et photographiques (les collections Alinari). Comme Benigni en 2002, plus que lui-même, il ne recule pas devant les noirceurs du texte de Collodi. La mort, la terreur même, est présente dans le roman comme dans le film de Garrone, un cinéaste qui a toujours regardé vers les abymes. Le début est somptueux, le rythme parfait. Benigni, habité par son rôle, porte son Geppetto avec un immense respect, comme s’il fallait rien moins que la perfection du jeu pour rendre hommage à l’un des plus beaux pères de la littérature mondiale. La Fée Turquoise du livre a deux visages, et c’est conforme au récit original. D’abord c’est une enfant, puis, sans prévenir, elle devient une jeune femme. C’est la seule Française du film, Marine Vacth, qui l’interprète, à la fois rassurante et inquiétante. Elle s’y montre très grande actrice. Pinocchio est joué par un enfant de huit ans, Federico Ielapi, lui aussi très convaincant. On sera plus réservé́ sur le Chat et le Renard, moins inventifs. Et le Lucignolo interprété par Kim Rossi Stuart dans la version de Benigni était infiniment plus émouvant que celui de Garrone.

Le film est donc fidèle au récit original, c’est séduisant au début, et cela devient une faiblesse au bout d’un moment. D’abord émouvant, surprenant, Garrone devient un peu trop sage, comme s’il retenait sa monture. Peut-être échaudé par l’expérience de son film précédent, il craint cette fois d’aller trop loin dans la poésie, l’invention, et c’est dommage. Là où Benigni, malgré quelques contradictions, était habité par la puissance du mythe, Garrone hésite, et se résout bientôt à l’illustration, certes talentueuse, mais au fond insuffisante quand on s’attelle à si forte matière. Le film est beau, très souvent, mais finit par manquer de souffle. L’expérience vaut cependant la peine d’être traversée. Et sans doute plusieurs fois, car Garrone est sincèrement porté par une ambition puissante, qu’il trahit de temps en temps. En 2021 nous aurons le Pinocchio de Guillermo del Toro. Réalisé pour Netflix, il s’agira d’un film d’animation en stop motion situé dans l’Italie des années 1930. Et Disney annonce une nouvelle version de son film de 1940, réalisée par Robert Zemeckis. L’histoire ne s’arrête pas comme cela…

René Marx

Réal. : Matteo Garrone. Scn. : Matteo Garrone et Massimo Ceccherini, d’après Carlo Collodi. Dir. Ph. : Nicolai Brüel. Déc. : Dimitri Capuani. Cos. : Massimo Cantini Parrini. Mus. : Dario Marianelli. Int. : Federico Ielapi, Roberto Benigni, Rocco Papaleo, Gigi Proietti, Marine Vacth, Massimo Ceccherini. Prod. : Paolo Del Brocco, Matteo Garrone, Jean Labadie, Anne-Laure Labadie, Jeremy Thomas, Dist. : Le Pacte. Sortie Amazon Prime Video : 4 mai 2020.




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