Critiques DVD La môme singe de Xiao Yen Wang

Publié le 4 juin, 2020 | par @avscci

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Critique DVD – La Môme singe de Xiao-Yen Wang

La Môme singe, de Xiao-Yen Wang

Après Marthe, de Jean-Loup Hubert, L’Avant-scène cinéma ajoute un second titre à son catalogue vidéo, La Môme singe, un film sino-américain de Xiao-Yen Wang, découvert à Cannes en 1995, qui raconte l’enfance de la cinéaste à Pékin pendant la Révolution culturelle. L’arrière-plan politique est omniprésent autant que douloureux, bien évidemment, mais l’énergie de la petite héroïne renverse toutes les barrières, faisant de ce film très autobiographique une sorte de feelgood movie paradoxal. Nous avons bien sûr veillé à ce que les suppléments soient aussi riches que possible. D’une part en ajoutant sur une seconde galette le film suivant de la réalisatrice, I’m Seducible ; de l’autre en revenant longuement avec elle (à travers deux entretiens) sur la genèse de ce film pas comme les autres…

Exhumation précieuse que celle de La Môme singe, révélé à Cannes il y a tout juste un quart de siècle. À l’époque, ce film tourné en douce dans une Chine dont le cinéma parvenait tout juste à son âge de raison, suite au traumatisme durable et à la reprise en main engendrés par le massacre de la place Tian An Men, avait présenté de la Révolution culturelle une vision jusque-là absente des écrans. Sa réalisatrice, installée aux États-Unis, y évoquait son enfance sous ce régime dont l’objectif était de demander aux agriculteurs de remettre dans le droit chemin les citadins tentés de dévier de la ligne édictée par Le Petit Livre rouge pour céder au chant des sirènes capitalistes. La Môme singe raconte cette époque au quotidien, à travers les yeux écarquillés de la gamine de dix ans qu’était alors cette future cinéaste dont le seul tort était d’être la descendante d’une famille figurant parmi les cinq catégories les plus suspectes de la société aux yeux d’un régime maoïste soucieux de remettre au pas le peuple qui l’avait porté au pouvoir.

Dans ce monde à part où les enfants restaient à la ville pendant que leurs parents étaient rééduqués à la campagne, en 1970 à Pékin, l’endoctrinement passait par l’école où les farces de potaches pouvaient être assimilées au germe d’une rébellion contre le système. La simple écoute de Carmen ou de La Lettre à Élise pouvait en outre y constituer d’authentiques entorses à la ligne imposée par le régime et il ne fallait pas pousser bien loin les gamins pour qu’ils reproduisent les antagonismes sociaux à leur propre échelle. Avec parfois la cruauté et l’inconscience propres à leur âge. C’est ce qu’expérimente la petite Shi-Wei, fille d’« intellectuels » confrontée à des cancres auxquels leurs origines prolétaires confèrent à peu près tous les droits. À l’instar de ce fils d’ouvrier devenu intouchable qui pisse dans le thé et place des cuvettes d’eau au sommet des portes pour inonder ses camarades sinon ses enseignants. Chants patriotiques et cours de propagande constituent le quotidien de ce futur en marche dont l’avenir révèlera l’absurdité aveugle.

Filmé dans un style qui relève du néo-réalisme le plus pur, par l’importance qu’il accorde aux visages (celui de la petite Yang Lin est inoubliable) et aux gestes les plus banals de la vie quotidienne, La Môme singe apparaît comme un témoignage inestimable sur deux époques : celle à laquelle il se déroule que le cinéma chinois n’a que peu évoquée, sinon dans des œuvres édifiantes ou des mélos lacrymogènes (comme Coming Home de Zhang Yimou, en 2014), et celle de sa réalisation qui coïncide avec l’explosion de la sixième génération du cinéma chinois dont la reconnaissance s’opère au détriment de ses contemporains, lesquels n’auront pas la possibilité de voir distribués ces films signés Wang Xiaoshuai, Jia Zhangke, Lou Ye, Wang Bing ou Jiang Wen, souvent tournés sans autorisation officielle, au moment même où leurs aînés obtiennent la reconnaissance des festivals internationaux avec des œuvres plus académiques et consensuelles que celles qui les ont naguère révélés.

Il est passionnant d’écouter à ce sujet Xiao-Yen Wang raconter la folle aventure de son premier film, pour lequel elle a pris des risques extra-artistiques, même si son équipe réduite et l’usage du 16mm ont favorisé sa discrétion. Après son tournage en 1993, il lui a tout de même fallu franchir les frontières pour pouvoir ensuite en assurer la post-production aux États-Unis, le gonflage en 35mm étant même devenu une véritable course contre la montre lorsque les sélectionneurs du Festival de Cannes lui ont imposé des délais hors de ses moyens pour pouvoir programmer son film au sein d’Un Certain Regard en 1995. Une précieuse reconnaissance qui lui valut à l’époque de voir son talent célébré par son idole absolue, Agnès Varda en personne, puis d’obtenir le Grand Prix du Festival d’Aubervilliers et une distribution en France.

La Môme singe recèle des bonus consistants parmi lesquels figurent également une présentation d’Yves Alion, de L’Avant-Scène Cinéma, et un module passionnant dans lequel la réalisatrice revient sur les principaux enjeux de cette « affaire de famille » à travers laquelle elle évoque une période taboue de l’histoire de son pays natal sans le moindre manichéisme, mais avec un tact qui n’a rien perdu de son efficacité. Car elle a payé de sa personne pour ses parents, coupables d’être des intellectuels, mais aussi ses grands-parents… qu’elle n’a même pas connus. Cette chronique devenue rarissime n’a rien perdu de sa puissance émotionnelle, la politique n’y prenant jamais frontalement l’ascendant sur l’essentiel : les sursauts du cœur. Préparez vos mouchoirs !

Xiao-Yen Wang nous offre en prime son second long métrage, I’m Seducible (1996), qui en France n’a connu qu’une seule projection, au Festival des femmes de Créteil. Elle y poursuit sa démarche autobiographique en s’attachant cette fois au déracinement qu’elle a vécu en partant étudier aux États-Unis au milieu des années 1980. Là, ses nuits étaient hantées par des souvenirs indélébiles et ses journées s’écoulaient sous le regard de ces Occidentaux pour lesquels elle restait une étrangère. Comme elle l’explique elle-même, c’est à travers le regard des autres, et notamment celui des hommes, un Chinois et un Américain, qu’elle est parvenue à se reconstruire et à s’intégrer, mais surtout à s’affranchir sans renoncer pour autant à ses racines. Un message universel évidemment transposable à l’infini. Elle choisit cette fois pour alter ego et interprète du personnage de Shi-Wei, incarnée cette fois par l’actrice chinoise Qu Ying à laquelle fera appel ensuite Lou Ye dans Mystery, sélectionné quant à lui par Un Certain Regard en 2012. On n’est pas près d’oublier la scène d’avortement qui constitue le morceau de bravoure de cette œuvre rare.

Jean-Philippe Guerand




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