Critique

Publié le 1 décembre, 2023 | par @avscci

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Conann de Bertrand Mandico

Qu’est-il arrivé à la dernière nouvelle Nouvelle vague ? C’était il y a quelques années, c’était il y a cent ans. Sur la foi de flamboyants courts métrages et d’un ou deux longs étonnants, Yann Gonzales, le duo Caroline Poggi/Jonathan Vinel, ou Bertrand Mandico, semblaient envahir le cinéma français et préparaient l’avènement d’une nouvelle génération, apte à livrer un cinéma aussi influencé par la série B que par Fassbinder ou, bien entendu, la Nouvelle vague originelle. Survint une série d’échecs commerciaux pas forcément mérités, avec en-tête le Un Couteau dans le cœur de Gonzales, un ambitieux giallo queer et onirique qui devait être le fer de lance du mouvement, le sésame pour prendre place au cœur d’un nouveau cinéma français d’auteur, ambitieux et en rupture directe avec le vérisme hérité de Pialat. Finalement, c’est Bertrand Mandico qui s’avère être le plus résilient et le plus productif du groupe. Opérant sur tous les fronts (courts, moyens ou longs métrages), le cinéaste a su dépasser l’effet du surgissement pour bâtir une œuvre qui commence à se dessiner de manière plus globale. La sortie de Conann est l’occasion de revenir sur la démarche de cet artiste qui a trouvé une place dans un cinéma français guère tendre avec ses camarades, qui ne manquaient pourtant pas non plus de talent. Conann marque donc, deux ans après Afer Blue, le retour du très actif Mandico, dont l’énergie créatrice intense lui a peut-être permis d’échapper aux remous de la mode ou de la critique. Comme le nom l’indique, avec une petite lettre de différence, le cinéaste réinvestit à nouveau un genre et un imaginaire essentiel de la pop culture. Ici, après le mélange de western et de SF au cœur de son précédent long métrage, c’est Conan et, de manière plus large, l’heroic fantasy qui est convoquée. Sous un angle purement narratif, cette incarnation féminine du célèbre barbare, qui fit d’Arnold Schwarzenegger une star, respecte au début de manière presque fidèle son modèle, son postulat. Après tout, les mondes de Mandico ont toujours dégagé une sorte de fantaisie sauvage (barbare ?), et la geste de Conann apparaît presque à sa place, moins dans le décalage plus prononcé, par rapport au western, que proposait After Blue. Mais, bien évidemment, les obsessions de Mandico reviennent à la charge, pour tordre et malaxer les références premières. Conann devient ainsi un personnage multiple, qui meurt et se réincarne en une autre à chaque charnière de son existence, ce qui permet à cette anti-héroïne d’être à la fois une amoureuse, une guerrière, un tyran sanglant ou une mécène blasée. Le récit traverse les époques et les lieux, qui se présentent souvent comme le reflet des fétiches formels et culturels de l’auteur. La fantasy devient donc le New York fantasmée des années 1980, avant de se transformer en post apocalypse ou en scène de guerre. Il y a toujours eu, dans le travail de Mandico, une approche proche du patchwork culturel, faisant de la rencontre forcée, parfois monstrueuse, entre l’auteur et le populaire, entre Syberberg et le gore, le socle-même de son art. Le changement tient ici au fait que le récit fait lui-même de cet emboîtement de visions, et de citations, le principe narratif central, donnant ainsi une fluidité bienvenue aux délires du cinéaste. Des univers successifs hantés par la disparition Il y a donc, dans Conann, autant de films qu’il y a d’héroïnes. Un récit de fantasy et de vengeance laisse donc place à une romance sexuelle et mécanique digne de Crash (ou de Titane) avant de se transformer en une violente allégorie guerrière, jusqu’à une conclusion en forme de satire mordante sur l’art global contemporain et la vieillesse. Ici, au lieu de se télescoper, les visions, riches, pop et oniriques se succèdent, ce qui n’est bien entendu pas négligeable. Même s’il cite fréquemment le Conan original, le long métrage de Mandico est plus proche dans les faits d’une sorte de biopic monstrueux. Et, contre toute attente, malgré le concept en apparence délirant, une certaine cohérence transparaît dans le portrait de cette femme aux multiples vies et visages, dévorée par la vengeance et la violence dans sa jeunesse, rattrapée, sauvée un temps par l’amour, puis précipitée dans la haine pure, destructrice, pour finit dans une mélancolie lasse ainsi que dans l’autodestruction. Il y a aussi, surtout même, une tristesse latente qui engloutit tout le récit. Ces changements de vie au cœur de la narration obéissent à un rituel sévère : la mort de l’ancienne Conann, parfois directement assassinée par la nouvelle. Ce schéma plusieurs fois répété ajoute une dimension vitale, l’idée que chaque nouveau visage, chaque nouveau chapitre de la vie, se construit avant tout sur la mort du précédent. Cette trouvaille permet de nimber le film entier d’une atmosphère à la fois nostalgique et mortifère, lui conférant une charge émotionnelle diffuse mais réelle, émotion qui était avant un peu absente des longs métrages précédents de l’auteur, ces After Blue et Garcons sauvages organiques mais également très cérébraux, voire froids, derrière leur beauté plastique et thématique évidente. Un univers enfin gagne par la mélancolie Bien entendu, il est également possible d’envisager Connan par l’autre bout et de voir les défauts de l’œuvre, souvent reliés à toute la filmographie de Mandico. L’aspect patchwork volontaire du récit apporte une étrange et nouvelle émotion, mais elle aboutit ainsi, nécessairement, à une forme de superficialité. En survolant les multiples univers qu’il crée, le cinéaste prend une posture parfois schématique ou un peu facile, surtout visible lorsqu’il s’engage, que ce soit dans l’horreur ou la satire. Sa description de la folie meurtrière tyrannique de Connan est un peu courte et sa caricature, dans la dernière partie, du monde de l’art ou du mécénat, cède à une certaine facilité, elle aussi nouvelle dans le regard du cinéaste. Tel un film à sketchs, pour être un peu cruel, Conann ne prend pas toujours le temps de pleinement développer ses mondes ou ses enjeux, créant une frustration surtout visible lorsque l’auteur tente de créer du sens. Tout cela ne représente néanmoins pas grand-chose par rapport aux beautés du film. Connan est probablement le meilleur film de Mandico car il apporte enfin une mélancolie essentielle à l’univers du réalisateur. Les décors, les lumières, les références cinématographiques et plastiques, ont été le support constant (parfois répétitif) sur lesquels se construisaient le monde, très reconnaissables, du signataire d’After Blue. Conann amène parmi ces éléments une nostalgie, voire une lucidité, salutaires, liés au constat de l’aspect totalement éphémère de ces mondes, fatalement transitoires et voués à s’évanouir. Ce sentiment a parcouru en secret l’œuvre du cinéaste, mais il est ici, finalement, parfaitement assumé et intégré au dispositif, comme la pièce manquante d’un puzzle, enfin retrouvée et placée. Avec son chien humanoïde nommé Rainer (une référence à priori évidente) et ses fières barbares amazones, Conann coche donc toutes les cases d’un imaginaire, voire d’un système, qui courait le risque de se calcifier et de devenir, même dans sa folie auto déclarée imprévisible, finalement un peu prévisible. Mais, avec de dernier opus, Mandico évite heureusement le piège qui s’ouvrait devant lui. Il le fait en ajoutant un élément presque proustien, rappelant la fameuse phrase de l’écrivain sur la nostalgie : « Les vrais paradis sont ceux que l’on a perdus ». Dans Conann, les mondes de Mandico, aussi barbares et menaçants qu’ils puissent être, sont enfin passagers, gagnés par l’éphémère, la disparition et le regret. Ils se rapprochent donc, pour la première fois, de paradis.

Pierre-Simon Gutman

Film français de Bertrand Mandico (2023), avec Christa Theret, Françoise Brion, Elina Lowenshon. 1h5.




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