Critique

Publié le 13 mars, 2024 | par @avscci

0

Blue Giant de Yuzuru Tachikaw

Pays officiel de l’animation et du manga, le Japon est également, et cela est moins connu, un pays essentiel pour le jazz. Pas tant à cause de sa production, même si quelques musiciens importants ont émergé ces dernières années, ni du fait d’une histoire commune, la France battant ici largement le pays du soleil levant. Le lien vient ici plutôt d’une alchimie mystérieuse de valeurs. Comme le rappelait la légendaire série sur la Nouvelle Orléans de HBO, Treme, le rapport aux ancêtres, celui aux traditions ou à la question centrale de la modernité dans le cadre des rituels préexistants, associent la nation japonaise et le jazz, créant une connexion mystérieuse visible à travers les nombreux bars ou disquaires pointus de Tokyo.

Ces rencontres sont au cœur du langage de Blue Giant, qui se concentre sur le parcours initiatique d’un jeune saxophoniste passionné et surdoué. Un manga sur le jazz est peu commun, et bénéficie de l’aura de l’originalité. Mais, en passant au grand écran par une adaptation signée par Yuzuru Tachikawa, le film Blue Giant se retrouve dans une tradition longue et complexe, qui fait du croisement entre le jazz et le cinéma un genre en soi, récemment illustré, bien entendu, par les longs métrages de Damien Chazelle. Comment filmer la musique, comment rendre compte de l’essence même d’un genre où la pulsion et l’improvisation prennent tant de place ? Des questions visuelles et narratives essentielles auxquelles Blue Giant apporte ses réponses, adaptés à la propre famille, l’animation japonaise.

Sagesse narrative et expérimentation visuelle

Il y a, au cœur de Blue Giant, deux visages qui, et ce ne peut être une coïncidence, traduisent également une schizophrénie typique de la musique jazz en soi. En premier lieu se situe ce que l’on pourrait vaguement et largement appeler le classicisme, le rapport aux traditions, aux formes préexistantes et au respect qu’elles inspirent toujours. Cote face, Blue Giant est donc un récit initiatique traditionnel, doublé d’une « success story » lié au genre du biopic. Le film joue sur cet aspect avec une certaine malice en insérant, dans le récit, des témoignages situés dans le présent (plaçant ainsi l’histoire centrale dans un long flashback) qui soulignent le statut et la réussite finalement incarnée par le protagoniste principal, un jeune saxophoniste passionné. Ce dernier est donc suivi pas à pas, juste après son arrivée à Tokyo. Les figures sont ici convenues : le héros s’entraîne assidûment, les difficultés sont faites pour être surmontées, les rencontres forgent le caractère, et la destinée du personnage s’accomplit finalement, à travers un concert donné dans le saint des saints des clubs de jazz de la ville. Nous sommes ici dans le classicisme assumé, dans le respect des normes et des figures imposées.

Le deuxième angle surgit avec les séquences de concerts, celles où se jouent la musique jazz et celles aussi où est censé transparaître le talent de saxophoniste évident du héros. Plusieurs longs métrages ont pu décevoir en présentant leur protagoniste comme un génie artistique avant que la vision des œuvres du dit génie (peinture, musique, mise en scène théâtrale) ne provoque un bâillement ou un ricanement. Ici, le cinéaste, conscient de l’enjeu, s’est gardé de ce problème en recrutant l’une des meilleures musiciennes du genre, la pianiste japonaise Hiromi Uehara, protégée du légendaire et regretté Ahmad Jamal. En charge de la direction musicale du projet, elle auditionne et finit par recruter un saxophoniste japonais qui parvient à être miraculeusement à la hauteur des descriptions dithyrambiques du jeu du personnage qu’il incarne musicalement. Le jazz est donc là, et assure déjà une partie non négligeable du spectacle. Mais il reste, du point de vue de Blue Giant, le principal : l’animation face à la musique à laquelle il veut rendre hommage. Comment capter l’essence d’un art, le jazz, à travers un autre médium, l’animation ? Beaucoup se sont cassé les dents sur cette équation compliquée. Loin de toute timidité solennelle, le film jette ici au vent sa prudence narrative pour se lancer dans une expérimentation visuelle folle, baroque, en rupture totale avec le style sage du reste de l’œuvre. Le résultat est là : les concerts deviennent des morceaux de bravoure visuelle et sonore, où passe par miracle la folie du jazz, sa fièvre et sa passion.

La passion mise en avant par les conventions

Entre ces deux extrêmes se tient donc le film, qui semble finalement tirer son sens et sa raison d’être de ce balancement entre tradition et la modernité. La question même du film jazz n’est en soi pas anecdotique. Elle a travaillé des metteurs en scènes aussi importants que John Cassavetes et Clint Eastwood qui, avec Shadows pour l’un et Bird pour l’autre, ont tenté d’apporter des réponses. Le premier a mis l’impro au cœur de la construction de l’œuvre, tel un morceau de be-bop incarné par des comédiens et des situations, le second a travaillé la narration et le récit, fait de retours, de refrains, pour transformer l’œuvre en morceau de musique visuel et narratif. Blue Giant choisit une autre voie, à la fois plus sage et plus touchante, celle d’une totale sincérité, épousant le premier degré total et la conviction de son jeune héros. Ce dernier ne se distingue, après tout, que par deux traits de caractère : sa virtuosité précoce et son enthousiasme juvénile. Blue Giant semble ainsi adopter la personnalité même de son protagoniste central. Sa vision du jazz n’est pas d’une flagrante modernité (les maîtres cités sont toujours anciens), mais elle n’est pas passéiste non plus, comme le prouve le choix des musiciens en charge de la bande son. Elle se distingue surtout par le classicisme et la foi absolue placée en son histoire. Le destin des ces jeunes musiciens est décrit dans une ligne droite, traditionnelle, prévisible souvent, sans surprises ou véritables à-coups, mais avec un premier degré souvent désarmant, et quo souligne plus encore la folie visuelle qui s’empare des images dès que retentit la musique. L’explosion visuelle et sonore du jazz offre alors un tel contraste qu’elle donne subitement toute sa couleur au long métrage une passion dévorante contenu dans un cadre plus lisse.

Blue Giant se conclut sur une fin plutôt ouverte, qui peut traduire simplement le fait que, dans les mangas originaux, les aventures du jeune virtuose se poursuivent, sur plusieurs continents, de l’Europe à l’Amérique. Le héros est encore en construction, et l’œuvre globale existe dans ce paradoxe : la sagesse maîtrisée mais patente du récit permet l’explosion de formes, de couleurs, de sons, permet à la passion d‘un jazz fou et torrentiel d’exister. Le film réussit in fine à atteindre l’objectif qu’il s’était fixé : faire vivre et sentir l’amour immodéré envers une musique, un art. Blue Giant est de ce point de vue un film de fan absolu, qui passe avec légèreté sur toutes les zones plus complexes, tortueuses ou douloureuses de la vie d’artiste. La trajectoire de son protagoniste est rectiligne, finalement peu encombrée, car la réalité des difficultés et des tourments, des sacrifices ou des démons, que peut engendrer le jazz, n’est ici pas l’objet, et peut-être largement aperçu ailleurs, dans Bird autant que Whiplash. Blue Giant est une célébration, sans ombres, purement extatique et dégraissé des côtés sombres.

Pierre-Simon Gutman

Film japonais d’animation de Yuzuru Tachikaw (2023), avec les voix de Yûki Yamada, Shôtarô Mamiya, Amane Okayama. 2h.




Back to Top ↑